Après La Peur (Le Dilettante, 2008 ; Le Livre de poche, 2010), ce formidable roman sur la boucherie de 1914, Gabriel Chevallier (1895-1969) nous revient avec cinq récits, ou plutôt cinq portraits hauts en couleur : le colonel Crapouillot, ce « pas-commode » qui a le goût du carnage, qui ne vibre qu’aux coups de canon et aux assauts suicidaires, et qui aime compter les morts, alors que ses gars, animés par « une sorte d’idée fixe, de manie ridicule », ne souhaitent pas mourir, et s’acharnent plutôt à rester en vie ; la tante Zoé, cette vieille fille franchement bigote, qui mourra pour avoir surpris en plein ébat le mari de sa sœur, un homme un brin frappé et porté sur la bagatelle ; le pauvre Ernest Mourier, coupable d’un double homicide sur une septuagénaire et un perroquet ; J.-M. Dubois, cet homme minable qui fait fortune pendant la Seconde Guerre mondiale en commerçant avec les « Boches », avant de se faire fusiller par des Résistants ; et « le vieux » qui, tel un Harpagon, se penche sur le trésor qu’il a enterré dans son jardin, et entreprend de gratter la terre… Tous ont en commun un destin qui les condamne à des occupations dérisoires, quand ce n’est pas au chaos voire à l’épouvante, et, en ligne de mire, une mort qui attend sagement son heure. Et lorsque pour chacun l’heure aura sonné, inutile de compter sur la miséricorde de Dieu, « ce grand fourre-tout du désespoir humain, ce narcotique de l’âme ». Chez Chevallier, l’homme est irrémédiablement seul.
Cela ressemble tour à tour à un récit sur la guerre (à commencer par celle des tranchées, qui restera « la plus formidable connerie des temps modernes »), à une fresque familiale, accessoirement à du polar, mais c’est toujours délicieux, toujours difficile à quitter (avec Chevallier, l’empathie pour les personnages fonctionne à merveille), et toujours écrit dans cette langue débraillée, mais taillée dans le meilleur tissu, qui fait un des charmes de La Peur.
Didier Garcia
Mascarade
Gabriel Chevallier
Le Dilettante, 320 pages, 22 €
Domaine français Croquis tranchés
novembre 2010 | Le Matricule des Anges n°118
| par
Didier Garcia
Un livre
Croquis tranchés
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°118
, novembre 2010.