Réunissant l’ensemble des lettres qu’ils s’échangèrent dès l’âge de 16 et 18 ans jusqu’à la parution de L’Usage du monde, la Correspondance des routes croisées s’articule en cinq parties allant des années de formation, Viendras-tu aux Indes avec moi ? (1945-1953), à Comme un conte le livre du monde (1963-1964), en passant Par des chemins différents (1954-1955), Est-ce toi ou moi qui suis loin ? (1955-1956) et Un peu de courant dans ce fil qui nous lie (1957-1963).
Livre d’une amitié et d’une aventure humaine passant par les sentiers de la création, cette correspondance est le lieu de cristallisation des premières expériences. C’est libre, joyeux, sarcastique. Une écriture aux effets immédiats qui pose des repères, marque les temps forts, exprime désirs ou enthousiasme. « J’ai le pressentiment, écrit Vernet, de choses très bien et très fantastiques et très “pas pour les pourceaux” qui nous arriveront. Des grands voyages comme personne n’en a fait, les plus belles filles qui existent… » Bouvier, quant à lui, voit sa vie « rouge et flambante ». Partir, voyager, réussir une carrière artistique, leur dialogue est intense, mêle émotions, émulation et références culturelles. Nietzsche, Artaud, Michaux, Miller pour l’un ; Klee, Elie Faure, le Journal de Delacroix, Reverdy, Zola, pour l’autre. Un appétit de savoir se doublant d’un irrépressible désir de route. Dès 1949, Bouvier est en manque – « J’ai de nouveau besoin et envie de cette espèce de consécration de la marche et du soleil, qui amène de plain-pied dans le monde de la sensation directe. » – et Vernet, rentré à Genève – « Il pleuvait, l’herbe était haute, il y avait des merles dans les noisetiers » a vite la nostalgie « des kilomètres ensemble à s’éblouir de tout dans le grand vent et les étoiles ».
« j’attaque un tronc gros comme une église avec une hache légère, émoussée ».
Pas de censure entre eux, ils se disent tout, évoquent les filles, le désir – « mes couilles vont péter si ça continue » écrit Vernet ; « Baiser me manque, ne me manque pas tant dans les couilles que dans le cœur », rétorque un Bouvier que l’on découvre sous un jour beaucoup moins puritain que dans son œuvre. « Y a eu un enfant chez Manon, je l’ai fait cureter, y en a plus. Mais cette petite cérémonie pas bien compliquée (qui a marché d’ailleurs à souhait) quel monde quand on aime la fille, et qu’elle vous aime, et qu’elle vous interroge des yeux quand même. »
Mais pire que la continence, il y a la mise en mots du « Livre du monde » – comme s’est d’abord appelé L’Usage du monde. « Le voyage ce n’est pas une vierge qu’il faut craindre de déflorer d’un coup d’index maladroit, simplement, quand on se retrouvera, on en fera un bouquin qui sera au-dessus de tout ce que font ces folliculaires et qui aura peut-être moins de succès, peut-être plus, et ça on s’en balance », écrit Bouvier qui ne cessera de se battre avec les mots pour trouver le style et la forme adéquate à ses impératifs...
Dossier
Nicolas Bouvier
Le désir du monde
novembre 2010 | Le Matricule des Anges n°118
| par
Richard Blin
Étonnante mine de renseignements, la correspondance entre Nicolas Bouvier et Thierry Vernet nous les restitue dans leur intimité d’hommes. Des pages fraternelles à lire comme la plus apéritive des préfaces à L’Usage du monde.
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