De ce premier roman de Félix Francisco Casanova, on ne peut que regretter qu’il soit aussi le dernier. Mort en 1974 à l’âge de 18 ans, « de fuite de gaz » comme l’annonce pudiquement l’éditeur, il avait écrit son livre un an avant, en toute vitesse. Son héros, Bernardo Vorace, est un poète qui ne cesse de se suicider, sans que ce projet relève d’un manque de confiance en lui-même : « Je sais que je suis supérieur à tous et, par crainte qu’ils n’en conçoivent un complexe d’infériorité, je leur parle avec une politesse exquise et un air calme » ; et le roman s’ouvre sur sa énième tentative ratée de se supprimer. Frappé d’une malédiction d’immortalité, il jalouse ceux qui fraient avec la mort, et succombe à une folie cultivée en tant que telle…
Ce qui pèse de l’or littéraire dans ce livre, ce n’est pas tant l’articulation (grossière) de l’intrigue, ni non plus les séquences dialoguées délibérément bâclées (si peu de cas fait-on de rapports humains, et en vain y chercherait-on une dimension psychologique des personnages), mais le déploiement, à coups de morceaux de prose poétique, dense et parfaitement maîtrisée, de l’univers intérieur du protagoniste. Lequel fume « de l’herbe », lit (entre autres) Pessoa, écoute de la musique, et soigne son univers noir, unique, onirique et diurne, nihiliste en même temps qu’utopiquement idéaliste, construit à la faveur de descriptions de rêves (« (…) je commence à décoller la peau qui a connu des siècles d’esclavage, la lutte contre les tyrans, l’odeur moisie de la grotte la plus profonde. Je m’arrache le cuir chevelu. Mon autre peau, celle qui est toujours restée en moi préservée de l’immondice, est incolore, et mes yeux verts ressemblent à deux émeraudes dans la neige »), d’extraits du journal intime (« En commençant la trajectoire, on se sent un peu maîtres de la vérité (…). Le défi général s’accomplit quand nous regardons dans la mer d’êtres contingents, reconnaissants et odieux tout à la fois, morts et pleinement vivants »), et de perceptions : « Comme de tristes chevaux qui n’ont jamais atteint la rivière, mes yeux finissent par se fermer ». Livre sombre, fort, violemment seul.
le don de vorace
de félix francisco
casanova
Traduit de l’espagnol (îles Canaries) par Marianne Millon
Les Allusifs, 162 pages, 18 €
Domaine étranger Le don de vorace
juin 2010 | Le Matricule des Anges n°114
| par
Marta Krol
Un livre
Le don de vorace
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°114
, juin 2010.