Quel est le point commun entre un ex-agent littéraire féru d’ornithologie, un couple d’amoureux en balade à l’automne, un ambassadeur culturel perdu dans Manille et un jeune British jouant au cow-boy dans le Montana ? Tous sont nés de l’acoquinement entre l’imaginaire tumultueux de Wallace Stegner et une certaine réalité bio-historique, peuplant ce que l’écrivain nomme son « parcours personnel », parce que, « lorsqu’on se retourne sur elle, toute vie raisonnablement longue évoque irrésistiblement un voyage ». Mais ces demi-fantômes ont surtout en commun de se trouver, chacun selon ses moyens, en décalage total avec un milieu dans lequel ils sont pourtant convaincus d’évoluer avec aisance. Et Stegner cherche, comme si de rien n’était, à situer le point de bascule (hasard, quiproquo, pathologie consciente ou inconsciente) qui crée soudain la désharmonie. Une brisure qui modifie en profondeur la perception de toute chose et laisse ses victimes ahuries, pantelantes, beaucoup moins glamour, tout à coup, que lors de leur première apparition.
Suivons par exemple ce jeune couple flamboyant en virée campagnarde, dans la nouvelle qui ouvre le recueil et lui donne son titre. Le Vermont à l’automne est d’un époustouflant bucolisme, qu’ils apprécient, lui en posant ça et là son chevalet, elle en papillonnant des bois à la clairière et de la clairière au verger. « C’était (…) si exquis que cette journée fût telle qu’elle l’était, qu’elle en frissonna avec une sensation presque insupportable de bien-être. » La voici, la fêlure, ou son ombre, peu importe ; la ritournelle du trop-parfait-pour-être- honnête, leitmotiv bien connu des réalisateurs de films d’angoisse, ou des riches oisifs revenus de tout. L’apparition de deux autochtones, dernières habitantes d’un hameau déserté, jette un soudain voile de malaise sur le tableau ; un fossé profond vient de s’ouvrir entre les protagonistes, et qui n’est pas fait que de différence d’ordre social, mais bien plutôt d’une incompréhension totale, exhaustive. Aucune analyse psychologique de premier degré chez Stegner : il y a le lieu, les personnages, et puis les fils invisibles qui relient les uns aux autres autant qu’ils les séparent - massifs et barbelés, ou volatils comme de la toile d’araignée. Tout l’art de Stegner tient en leur subtile suggestion - un peu comme on pincerait, dans le noir, la corde d’une guitare. La dissonance est le point d’orgue partagé des cinq nouvelles de ce recueil, écrites entre 1948 et 1959. Et tout est dans la manière de la raconter.
Or, si la réputation de Wallace Stegner en tant que romancier n’est plus à faire (prix Pulitzer 1972 pour Angle d’équilibre), les nouvelles en revanche font presque figure d’exception dans son panorama littéraire. Amoureux actif de la nature et du grand Ouest américain (il grandit dans la Saskatchewan), il est le porte-parole des territoires arides dans lesquels la survie est un défi permanent, et la solidarité, une de ses conditions vitales - on pourra d’ailleurs lire ou relire en ce sens La Montagne en sucre, rééditée en Points. Avouant détenir « un sens tyrannique du lieu », Stegner possède également une galerie de personnages à faire pâlir d’envie les meilleurs scénaristes hollywoodiens ; et leurs tentatives ratées de se fondre les uns parmi les autres sont toujours surprenantes de cynisme (« Sue se tient en dehors du circuit fermé de notre hostilité comme une personne irréfléchie taillerait une bavette par-dessus une clôture électrifiée »), tout comme leurs timides élans introspectifs. Approcher l’autre sans imposture est impossible ; mais l’envie d’essayer et l’espoir d’y parvenir restent, selon Wallace Stegner, fortement conseillés. Quitte à boire pour parvenir à se faire entendre. Car il est bien connu qu’ « en Californie, comme ailleurs, l’alcool engourdit les nerfs cochléaires et conduit les gens à élever la voix ».
Le GoÛt sucré des pommes sauvages DE Wallace Stegner - Traduit de l’américain par Patrick Chédaille, Points, 302 pages, 10 €
Poches West side stories
novembre 2009 | Le Matricule des Anges n°108
| par
Camille Decisier
Très ancré à l’Ouest, Wallace Stegner (1909-1993) règle son compte au genre de la nouvelle, qu’il fréquenta peu, en cinq petits chefs-d’œuvre.
Un livre
West side stories
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°108
, novembre 2009.