Peut-on encore « habiter poétiquement la terre », comme le voulait Hölderlin, trouver son chemin parmi les choix que la société nous impose ? Oui, nous dit Claude Margat, peintre et poète, imprégné de culture chinoise. « Je me suis tout de suite senti complice du regard chinois et me suis laissé aller à mon sentiment de connivence sans essayer le moins du monde d’en comprendre la raison et encore moins de m’expliquer cette attirance. Se pose-t-on tant de questions quand la beauté perce le fond de l’œil ? »
Méditations, formulations d’émotion, atmosphère d’un instant, « trace de moments qui ne sembleraient exister que pour demeurer inaccomplis », ce sont les étapes d’une réflexion plus vaste sur les liens entre l’homme et la nature, comme entre la peinture et l’écriture, que revisite pour nous Claude Margat. Un parcours qui prend sens avec le retour au panthéisme élémentaire de sa jeunesse, et la décision de ne pas achever ses études de philosophie. Puis c’est la lecture du Tao-tö-king - en ce mois de mai 68 où l’on redécouvrait « l’étrangeté du normal et l’utilité du non-normal » - et la révélation, loin des abstractions figées en systèmes de la philosophie occidentale, d’un mode de penser accessible et concret. Apprendre à user différemment de nos sens, à s’établir dans un état de quiète réceptivité, à entrer dans le temps de l’espace et à se sentir en harmonie avec lui, autrement dit quitter la logique d’Aristote pour entrer dans la phénoménologie du Tao.
Il faut se donner le temps de l’immobilité méditative, de l’inutile et du gratuit. Regarder à nouveau le monde avec les yeux de l’innocence. Se simplifier mentalement. Accepter « la nécessité du mystère et l’impénétrabilité de celui-ci comme préalable à toute forme de connaissance vraie ». Comprendre que « l’évidence du visible ne doit pas être confondue avec celle du réel ». Que le monde - s’il apparaît figé en objets et solidifié en matière - n’est qu’un tissu d’apparences changeantes, un jeu mouvant de couleurs et de formes, un incessant processus dont notre regard ne saisit que des paysages passagers. Dans un monde où tout émane et retourne, « le taoïste est une personne qui ne pense pas pour définir, interpréter ou classer, mais pour se relier au grand vide actif, au Souffle dont lui-même procède dans l’instant. »
Cet état de communion où l’invisible a sa part - le visible n’étant pas une réalité définie une fois pour toutes, mais un état transitoire - est ce à quoi les peintres chinois de paysage sont avant tout sensibles. Et Claude Margat aussi, qui a découvert les ressources de l’encre et du pinceau grâce à François Cheng (dont il faut lire A l’orient de tout chez Poésie/Gallimard, une anthologie personnelle où il décline les liens secrets du fugace et de la beauté avec le Troisième Œil, celui de la vision intérieure). Des peintures à l’encre où Claude Margat rétablit le paysage dans sa réalité de signe, font sentir la présence de ce que l’on ne voit pas, et d’abord des moments vécus sur les lieux mêmes. Une façon d’élaborer visuellement l’évidence énigmatique du réel et de donner image à ce par quoi l’extérieur se convertit en intérieur et inversement. Comme si nature et peinture étaient chacune la vérité de l’autre.
Entendre l’impalpable, accueillir l’instant où vibre un peu d’éternité, faire le vide en soi afin d’y laisser place à la voie qui mène à la royauté de chaque être en soi-même, telles sont quelques-unes des stimulantes leçons de sagesse d’un livre offrant accès à un rêve habitable.
Daoren, un rêve habitable de Claude Margat - La Différence, 320 pages, 31 illustrations couleurs, 25 €
Arts et lettres Éloge de l’invisible
juin 2009 | Le Matricule des Anges n°104
| par
Richard Blin
Avec ce livre où nature, peinture et poésie fondent comme une métaphysique du regard, Claude Margat nous apprend surtout à être.
Un livre
Éloge de l’invisible
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°104
, juin 2009.