Au printemps de l’année 1916, la Roumanie sort de son long sommeil, et entre en guerre la fleur au fusil, contre les Puissances centrales. Quelques cartouches et quelques soldats, face à l’empire austro-hongrois, l’Allemagne et toute son artillerie, et son art consommé de la guerre. Le roman d’Eugen Uricaru commence comme la fable de la cigale et de la fourmi. Ils ont cela de fantastiques et de romanesques les personnages d’Uricaru, d’être poètes et troubadours alors que sonne le glas de la défaite et de l’occupation. Mais, vaille que vaille, ils conserveront jusqu’à l’absurde le rôle qui leur incombe, et ils tomberont sans avoir quitté leurs costumes, droits dans leurs bottes : Léonidas, l’acteur en fin de carrière, Tanaze Berzéa, le haut fonctionnaire, Ermil, le jeune homme tout juste sorti de l’adolescence, Sophie, la jeune femme héroïque, et Lucas Demian le lieutenant valeureux. Des personnages entêtés à poursuivre leur vie, plaqués sur une architecture complexe où leurs destinées se croisent, et jetés tout crus dans la fosse aux lions. Quel meilleur théâtre qu’un pays sous le joug de l’occupant pour révéler les natures humaines ? Mais, même sous les feux de la rampe, la seule scène qui vaille est celle où l’on sauve sa peau, coûte que coûte. L’écrivain ne pose aucun jugement et braque tous ses objectifs sur les hommes, ne gardant de la guerre que sa dimension universelle : la souffrance, la peur et la mort. « Quand il avait fendu le dos du premier Landsturm, tout recroquevillé, à peine une bosse grise qui abritait un cœur fou de peur, fou de l’image de la mort dans le pré piétiné par les sabots, il avait cru sentir le sang gicler sur son front et sur ses joues. »
Ils arrivent, les Barbares ! n’est pas un livre aisé, par sa densité et sa construction où les vies des personnages s’emboîtent, par ses allées et venues incessantes entre la sale guerre et les temps qui l’ont précédée, par sa rhétorique fournie où le lecteur parfois se perd. Bien qu’écrit, justement, dans un style extrêmement travaillé, aux phrases longues et enchâssées, la langue d’Uricaru détient un puissant pouvoir visuel. Une écriture au plus près des rues désertées de Bucarest, envahie par les chiens et parcourue par de sombres cavaliers.
La langue d’Uricaru détient
un puissant pouvoir visuel.
Eugen Uricaru a de surcroît sérieusement brouillé les cartes, fuyant une facture historique de l’ouvrage qui aurait pu donner des repères. La traversée nocturne de Bucarest entreprise par Ermil et son oncle Léonidas détient une dimension fantastique que le romancier accentue en ne prononçant jamais le mot typhus, et pourtant c’est bien de cela aussi dont meurent les civils roumains en cet hiver 1916. Ces personnages pris dans la froide gangue de l’occupation allemande, marchent, galopent, se terrent, et traversent la Roumanie vaincue. Alors que la famille royale, les ministres, les civils, fuient Bucarest pour la Moldavie, Ermil, Léonidas, Berzéa et Demian s’y précipitent et vont à contresens de l’Histoire. Mais pour le vieux Léonidas, ces grands changements sont des chances à saisir. « Il faut trouver les hommes capables de faire d’une défaite un avantage. (…) Ces gens-là sont grands, ils sont puissants, mais ils sont seuls, ils vont à contre-courant. » Écrit en 1981, le roman ressuscite cette période qui a mis à mal l’identité et la culture roumaines, et qui porte les prémices de la collaboration du pays avec l’Allemagne nazie en 1941 : « Et il y a tant d’occasions, tant de mots, monsieur Berzéa, qui (…) transformeraient du tout au tout votre mode de vie. Ce serait plus civilisé et, vous devez le reconnaître, nous le sommes beaucoup plus que vous. »
Ils arrivent, les Barbares ! d’Eugen Uricaru
Traduit du roumain par Marily Le Nir, Éditions Noir sur blanc, 329 pages, 23 €
Domaine étranger Tout allait bien jusque-là
juin 2009 | Le Matricule des Anges n°104
| par
Virginie Mailles Viard
En 1916, il restait un tout petit coin de paradis que chaque belligérant se disputait : la Roumanie. Mais pour Eugen Uricaru, la guerre n’est qu’un prétexte….
Un livre
Tout allait bien jusque-là
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Le Matricule des Anges n°104
, juin 2009.