La Passion d’un homme (1928, Frans Masereel) suit un chemin de croix très ordinaire : celui d’un enfant tôt livré aux puissances du travail, puis affronté aux forces de l’ordre. Dans Col blanc (1938, Giacomo Patri), un employé de bureau et sa famille prennent le krach boursier dans la figure : licenciement, crédits, avortement, expropriation. Le héros du Pèlerinage sauvage (1932, Lynd Ward) essaie quant à lui de quitter les paysages d’usine, mais retrouve sur son chemin le visage grimaçant des contremaîtres. Enfin, La Croix du Sud (1951, Laurence Hyde) montre l’atoll de Bikini qui bascule dans le cauchemar, alors que les États-Unis y essaient leur bombe à hydrogène.
Ces œuvres (belges, américaines, canadiennes) sont ici regroupées sous l’étiquette « roman graphique ». Quoique ce créneau éditorial sacralise désormais tout et n’importe quoi, du malaise des couples aux angoisses des architectes, nos quatre récits sans paroles se situent bien loin des introspections au goût du jour, et ne sont pas réunis sans raison. Outre qu’ils usent d’une même technique - l’impression en relief à partir de gravures -, ils ont en commun d’exprimer les détresses de la Grande Dépression, et, à l’heure où les Confessions de Rousseau sont interdites d’entrée sur le sol américain, la résistance aux pressions de la morale publique. Les auteurs savaient leurs créations menacées par la censure, et les espéraient utiles à l’émancipation : ainsi Giacomo Patri, prétendant montrer qu’une vie d’employé se brise aussi aisément que celle de l’ouvrier - « Col blanc devait être ma contribution, comme je pensais alors, à la tâche indispensable de faire comprendre la nécessité d’une unité de tous les travailleurs et électeurs américains. Je n’étais pas écrivain, alors des illustrations mises en séquence étaient, me dis-je, la solution ».
Abordable pour les artistes comme économique pour les éditeurs, la gravure sur bois ou sur linoléum s’accommode des temps de crise ; elle paraît aussi, par le jeu des contrastes, en révéler la vérité crue. « Enlevez les gris et les nuances, réduisez l’image à des traits et des aplats noirs et laissez les blancs s’étaler. Cela vous donne une chose à la fois simple et belle », écrit Georges A. Walker dans sa préface : cette chose ressemble parfois au malheur dans son épure, et fait songer, plus qu’aux intrigues de bande dessinée, aux images du cinéma muet - ombres menaçantes et objet fatals, yeux écarquillés et formes expressionnistes. On rendra grâce aux éditions L’Échappée : elles nous font monter sur le sombre manège des Gravures rebelles pour à peine plus de 20 €, c’est-à-dire qu’elles ne dévoient pas l’objet en le réservant aux vilains bibliophiles. Néanmoins les reproductions sont très belles, les introduction et postface fort complètes. Et encore, quelques gros plans sur les gravures de venir nous instruire de la variété des matériaux et des outils mis en œuvre : mais que demande le peuple ?
Gravures rebelles 4 romans graphiques
(Frans Masereel, Lynd Ward, Giacomo Patri, Laurence Hyde)
Dirigé par Georges A. Walker
Traduit de l’américain par Alex Freiszmuth
L’Échappée, 428 pages, 22 €
Textes & images Drames sans voix
avril 2009 | Le Matricule des Anges n°102
| par
Gilles Magniont
Un livre
Drames sans voix
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°102
, avril 2009.