À La Bourdette, les tilleuls ont résisté aux années. La petite ferme, comme la nommait Kleber Haedens, est une maison cossue, tout entière vouée aux coteaux du Lauragais. Une large allée et voilà la chaîne des Pyrénées qui s’étale de tout son long. Puis le terrain se penche et la colline plonge vers Aureville, une commune de 700 âmes à 18 km de Toulouse. C’est qu’il faut grimper lacet après lacet avant d’atteindre le lieu-dit La Bourdette. À chaque rentrée littéraire des kilos de livres attaquaient les cols, à dos de facteur. C’est ici que l’écrivain et critique littéraire a vécu de 1958 jusqu’à sa mort en 1976.
Son ami, Max Guibert, ancien président du Stade toulousain et fin lettré, arpente l’allée de graviers blancs qu’il n’avait pas foulée depuis plus de trente ans. La maison tourne le dos à la route, au lourd portail de l’entrée, pour se concentrer sur le Pic du Midi de Bigorre. Le mur qui séparait l’entrée de la salle à manger a disparu. Ceux qui étaient autorisés à grimper la volée de marches maîtrisaient un bon coup de fourchette, en tous les cas aimaient le vin, les histoires, et le rugby. « Ici entraient ceux qui avaient l’esprit rugby ! se souvient Max Guibert. Michel Déon, Antoine Blondin, Paul Morand, Thierry Maulnier, ou encore Claude Roy… À table, si le ton s’élevait, les discussions s’échauffaient, il suffisait que Kleber parle, et tout le monde se taisait. Ce n’était parce que l’on abondait forcément à ses propos, mais il avait une sorte d’autorité naturelle, qui se retrouvait dans ses critiques littéraires. »
La rencontre entre Max Guibert et Kleber Haedens s’est faite au travers d’un livre, Une histoire de la littérature française, que le jeune rugbyman dévore du haut de ses 16 ans. « Quelques années plus tard, je me retrouve à Edimbourg pour une rencontre France-Écosse. Notre entraîneur tenait à me présenter un couple qui venait de s’installer à Toulouse. Ce fut un choc pour moi de me trouver face à l’auteur de cet ouvrage qui m’a sauvé des tristes manuels scolaires ! »
La pièce où reposait la bibliothèque est toujours là, à droite, en entrant. La cuisine où officiait Caroline n’a pas bougé. Elle était la mère nourricière et ses plats faisaient fureur. Après le décès de Caroline, « La Bourdette a alors perdu une grande partie de son âme, poursuit Max Guibert. Sans sa femme il était comme un enfant. Il ne savait ni conduire, ni remplir un chèque. C’est elle qui lui tapait ses articles et les postait. »
À l’étage se trouve la chambre de Kleber, où installé dans son lit, accoudé sur une table d’hôpital, muni d’une bouteille d’eau, il écrit. C’est là qu’il rédige Adios, l’éducation sentimentale de Jérôme Dutoit de Cherbourg à Dakar, qui sera couronné en 1974 du Grand prix du roman de l’Académie française, L’Été sous les tilleuls qui recevra le prix Interallié, ou encore les Lettres à la petite ferme, recueil de ses chroniques envoyées à Paris Presse, France Soir ou au Journal du Dimanche. « Je ne subis pas d’influence. Je juge les livres à l’abri des foucades de Paris. Les modes ne viennent pas jusqu’ici et le décor ramène sans cesse aux vraies valeurs » écrit Haedens dans son Journal d’un provincial. Les modes, il les a toujours fuies : Camus et « ses phrases grises comme des pluies de novembre », le courant existentialiste ou le Nouveau Roman n’ont jamais trouvé grâce à ses yeux. Haedens, il aimait Gérard de Nerval, à qui il a consacré un essai, Cendrars, Gracq, Morand, mais aussi Giraudoux.
Il y eut un Kleber des villes et un Kleber des champs racontera Blondin. L’auteur d’Un singe en hiver a bien connu le Kleber parisien qui noyait au comptoir de la brasserie Lipp le gain de ses piges. Son refus de toute littérature engagée, du romantisme, lui vaut d’appartenir à l’école des Hussards aux côtés des Nimier, Déon, Laurent, Blondin, et Félicien Marceau. Recrachant Sartre et Beauvoir quand le tout-Paris les encensait, Kleber Haedens a trouvé une famille au sein du mouvement des non-conformistes des années 30, en compagnie de Maurice Blanchot et de Robert Brasillach, qui est devenu un ami. Il y eut deux Kleber en effet : celui des années sombres a choisi de prêter sa plume si dissidente aux journaux d’extrême droite, comme L’Insurgé ou l’Action Française. Pour Etienne de Montety, biographe d’Haedens, « quand on avait 20 ans en 1935, on adhérait au Parti communiste ou on rejoignait l’Action française ». Maigre défense. En réalité, Haedens était plutôt un anarchiste de droite. Le polémiste avait fait sienne la devise de son ami Léon Daudet : « La patrie, quand il s’agit de littérature, je l’emmerde. »
En novembre dernier, la municipalité de La Garenne-Colombes (92) décide de baptiser le futur collège du nom de Kleber Haedens. Mais parents d’élèves et enseignants ont levé haut le bouclier républicain. On a même crié au retour du fascisme, ce qui paraît bien disproportionné au regard de l’activité de critique littéraire d’Haedens qui ne s’est jamais commis dans des écrits politiques. « Il plaçait la littérature au-dessus de tout » aime à rappeler Max Guibert. Pas sûr du reste que cet agitateur, qui a rué dans les brancards des vieux livres d’école, aurait apprécié de voir son nom au fronton d’un collège. Ou alors baptisé au Saint-Emilion.
À La Bourdette, les amis défilent : Jean Prat, Geneviève Dormann, Pagnol, d’Ormesson, Jacques Chardonne, Gaston Bonheur… Ils sont journalistes, critiques gastronomiques, abbés ou monseigneurs, rugbymen, toreros, et ils se pressent à la table des Haedens. « Deux choses étaient proscrites, précise de Montety dans Salut à Kleber Haedens : parler de ses livres et faire l’éloge du vin rosé. »
Paul Morand avait légué sa cave au maître de La Bourdette. À son décès, lorsque le convoi gravit les coteaux, ce fut pour trouver la petite ferme en deuil, Kleber n’était plus. Les amis burent l’héritage jusqu’à la dernière goutte.
À lire : les éditions La Table ronde viennent de rééditer Poésie française, une anthologie établie par Kleber Haedens (La Nef, 1942), de François Villon à Jean Cocteau.
Histoire littéraire Haedens, ailier droit
L’auteur d’Adios, né en 1913, a fini ses jours à La Bourdette, en Haute-Garonne. Son passé sous l’Occupation remue encore les esprits. Mais il fut surtout un critique rebelle, un amoureux du rugby, du vin et des corridas.