Si l’humour noir est la politesse du désespoir, il en a parfois aussi, heureusement, l’impertinence. Dans l’univers amer de Lazaro Covaldo, les superstructures administratives ne se contentent pas de déshumaniser l’individu, elles le démembrent littéralement. Et lorsque les oligarques coupent des têtes, ce n’est pas au sens figuré : à la noblesse du plateau sur lequel on les apporte se mesure la loyauté des défunts. On pense aux nouvelles pour adultes de Roald Dahl, glaçantes de folie ordinaire ; ici l’hystérie s’enracine dans le quotidien, la normalité dégénère, la rationalité file en douce, profitant d’une imperceptible fissure cérébrale. Ainsi cet amant déçu, banalement cocufié, qui finit par se convaincre que son rival n’est autre qu’un prototype de trou noir humain par lequel aurait été aspirée sa bien-aimée. Ou encore cet écrivain mineur parti effectuer un safari spirituel avec ses sept femmes et leurs seize enfants, lente hallucination cannibalo-littéraire à l’issue de laquelle le patriarche mégalomane s’avère contenir au sens propre toutes les générations issues de sa dégénération. « Ils sont tous à l’intérieur de moi, disait-il, sauf quelques morceaux de mon père que j’ai laissés aux vautours. »
Covaldo allie une écriture des plus sobre, excellente ambassadrice de la cruauté, à un usage maîtrisé de la parabole, figure de proue autant que de style qui donne à ces nouvelles toute leur cohésion et leur énergie. Parmi les sujets qui le préoccupent, on relèvera le meurtre, la pédophilie, l’amputation au sein de l’entreprise, mais aussi quelques apanages discutables de la société moderne (le pouvoir centralisé, la toute-puissance de la publicité, la peur du noir…). Publié en Espagne en 1997, ce recueil - à ce jour le seul traduit en français - valut la notoriété à son auteur, argentin de naissance et barcelonais d’adoption, jusque-là quasi inconnu. De la subversion à l’emporte-pièce, qui piétine sainement bon nombre de tabous.
TROUS NOIRS
de LAZARO COVALDO
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Denis
Amutio, Arbre Vengeur, 214 pages, 15 €
Domaine étranger Trous noirs
février 2009 | Le Matricule des Anges n°100
| par
Camille Decisier
Un livre
Trous noirs
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°100
, février 2009.