Le roman familial de Tanguy Viel
Tanguy Viel a une parole pressée. Les mots affluent si vite que certains entraînent aussitôt une phrase qui court-circuite celle qu’il avait commencée. On a un peu l’impression d’assister à un sprint entre la parole et la pensée, l’une entraînant l’autre sans qu’on puisse définir laquelle précède, laquelle suit. Notre hôte, assis dans un canapé près de la cheminée où brûlent quelques bûches, développe cette capacité assez rare de pouvoir théoriser sa pratique. D’en faire une vraie critique. Mais on devine assez rapidement que c’est tout, en fait, qu’il pourrait théoriser ou, du moins, analyser. Il y a là une manière, qu’on retrouve chez les autodidactes, d’envisager le monde : dire et, tout en disant, tenter de prendre du champ, de la profondeur. Pour un peu, vous lui demanderiez l’heure qu’il vous la donnerait en décryptant la notion de temps, en analysant le mécanisme de la montre, en vous remémorant une scène de cinéma où le gros plan sur une horloge figure tout le climax d’une affaire de disparition.
Sans pédanterie ni posture, l’écrivain ouvre volontiers sa fabrique de littérature. Non pas pour étaler son savoir-faire, mais pour explorer en « live » les méandres d’un art qu’il n’a de cesse d’interroger. Comme s’il s’y trouvait là l’absolue perfection de vivre.
Tanguy Viel, chacun de vos romans semble être le fruit de la maturation d’un projet littéraire. Seul, peut-être, Le Black Note, votre premier livre, paraît écrit d’une manière plus empirique, moins radicalement maîtrisée. Comment est-il né ?
Le cœur de l’affaire, c’est une injonction : écris un roman ! Déjà, ça veut dire que mentalement tout ce qui pouvait ramener au territoire littéraire a été de faire entrer les choses dans une forme précise, celle d’une visibilité narrative qui justifiait que ce soit un objet vendable ; mais que ce soit aussi le chas de l’aiguille par lequel j’arriverai à faire passer un style, une écriture. Le plus difficile était de rassembler des matériaux fragmentaires de mémoire. Le roman était le meilleur moyen de créer du continu. Je le formalise a posteriori.
J’étais très brouillon, je ne faisais pas de plan. J’avais donc un système intérieur assez simple. J’avais choisi d’écrire autour de Coltrane, d’une scène de jazz - je regrette de n’avoir pas pris un groupe de rock comme le Velvet Underground, mais je n’en ai pas eu le courage. Cette scène de jazz me ramenait sur des éléments qui avaient du sens pour moi. L’idée de gens qui se brûlent en amitié, qui ont un goût de l’absolu… On était encore écrasé par le mythe des années 60.
Dire le mot « Coltrane », c’était déjà installer une fiction, un mythe commun. Un mythe commun qui rassemble des choses singulières. Et ce singulier, je l’ai fait sans m’en rendre compte, vient de ce que j’ai rassemblé des bribes de ma mémoire : il y avait le fantasme de la drogue, d’une maison qu’on habite ensemble. Des choses que j’ai vraiment vécues. J’étais serveur dans un bar, on...