Depuis sa première pièce de théâtre, très remarquée (The dilemna of a ghost, 1965), Ama Ata Aidoo pointe la confrontation entre la culture traditionnelle africaine et l’acculturation issue d’une scolarisation des jeunes élites ghanéennes dans les universités occidentales. Désordres amoureux est une fantaisie, selon les dires de l’auteur, en ce que cette « histoire d’amour (…) n’est pas censée contribuer à un quelconque débat, même actuel ». Sous la plume d’une des plus émérites féministes du continent africain, la chose est étonnante, autant que controversée par le roman en question. Car les aventures sentimentales et professionnelles d’Esi, qui se détache peu à peu de son mari Oko, pourtant épris, et aux yeux de tous - et surtout des mères - l’homme idéal « Est-ce que ton mari sent mauvais ? Son corps ? Sa bouche ? (…) Est-ce qu’il te prive de ton argent, s’attendant à ce que tu utilises tes revenus pour entretenir la maison, le nourrir et l’habiller aussi ? » - sont avant tout exemplaires d’un parcours de femme ayant fait un choix de vie qui engage son statut d’épouse, et, donc, son identité. Qu’elle décide de divorcer, officiellement parce qu’il « exigeait trop d’elle et de son temps », pour préserver sa carrière de chercheur au Département des statistiques urbaines, son goût pour les colloques internationaux et son besoin de liberté, mais aussi pour un « viol marital » de trop - un de ces actes dont personne ne parle et qui ne produit qu’ironie ou incrédulité - ne peut être compris, pas même par son amie infirmière Opokuya.
Dans son combat contre l’ignorance, qui conduit autant à adopter sans discernement les valeurs et préjugés d’un groupe, qu’à subir les conséquences d’être passée à côté d’une éducation et demeurer dans l’univers clos et conventionnel du cercle familial comme sa mère et sa grand-mère - protagonistes profondément attachantes sous la plume d’Ama Ata Aidoo - Esi est à la fois farouche et fragile, touchante d’incertitude et décidée à choisir une voie qui lui sera personnelle. Lorsqu’elle rencontre Ali, entrepreneur musulman à l’histoire familiale dispersée par-delà les frontières, elle ne veut pas résister à ses sentiments ; elle sera sa seconde épouse, malgré tout. Le parcours de ce mariage, les visites aux familles, les protocoles, les rites et les préjugés jalonnent, comme un fil rouge, cette quête d’une identité et de son affirmation - et son corollaire, le prix de l’ostracisme à payer. Car à s’affirmer différent(e), quelle place reçoit-on de ceux qui n’ont jamais pu s’inscrire dans le monde qu’à travers les liens familiaux, sociaux, hiérarchiques ? Quand il s’agissait « simplement d’être une épouse (et que) maintenant il s’agit d’être une femme », quel rôle reste-t-il ? Et derrière le masque social attendu, que faire des aspirations humaines à l’amour, à l’attention, au respect, à la tendresse ?
Fille de chef Fante - dont les prérogatives se distribuent par voie matrilinéaire - Ama Ata Aidoo, née en 1942, a passé son enfance dans un palais, et forte de cette éducation traditionnelle, a suivi le reste de sa scolarité dans des écoles marquées du sceau de l’ancien colonialiste britannique. De cette expérience personnelle et des écueils qu’il lui a fallu rencontrer dans le premier pays subsaharien à gagner, sous l’égide de Kwame Nkrumah, son indépendance en 1957, elle ne cesse, à travers ses romans, pièces de théâtre et poèmes, de fustiger le danger de ne savoir trouver une voie médiane, autorisant la conciliation des forces qui, ensemble, permettent à la femme africaine d’accéder à une réelle autonomie, en toute intégrité. Parcours qu’Ama Ata Aidoo a connu sur un plan personnel, enseignant à l’université du Ghana, au Kenya, aux États-Unis, au Zimbabwe, et en tant que - brève - ministre de l’Education dans les années 80 sous la présidence de Jerry Rawlings.
Désordres amoureux - intitulé Changes en anglais - évoque ces efforts tendus vers une transformation qui serait durable, la recherche d’un équilibre quand tout repère a cessé de parler, et la profonde désolation qui en résulte lorsqu’à ces femmes « on leur colle une étiquette de sorcière. (…) et alors elle mourait de honte et de solitude, le cœur brisé. » Contre cette fatalité, Esi, malgré ses déconvenues et sa tristesse, tente de trouver une réponse au vœu de sa grand-mère : « Les choses peuvent changer. Elles peuvent s’améliorer. (…) Sommes-nous, les êtres humains, seulement prêts à essayer ? »
Désordres amoureux d’Ama Ata Aidoo - traduit de l’anglais par Eloïse Brezault et Catherine Tymen, Éditions Zoé, 214 pages, 18,50 €
Domaine étranger Tristes tropiques
juillet 2008 | Le Matricule des Anges n°95
| par
Lucie Clair
Première traduction en français d’une grande dame de la littérature ghanéenne, Ama Ata Aidoo, pour une incursion toute en finesse dans les dilemmes des femmes africaines d’aujourd’hui.
Un livre
Tristes tropiques
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°95
, juillet 2008.