Il arrive que les écrivains, au cœur de leur atelier-établi-laboratoire, se détournent quelque temps de leur œuvre personnelle et aillent voir ailleurs. Baudelaire médite alors sur les leçons de Poe, Sartre salue Camus et dénigre Mauriac, Nabokov nous guide chez Proust… Vargas Llosa nous avait déjà donné une étude pénétrante sur Flaubert, présentant l’entreprise romanesque de ce dernier comme une Orgie perpétuelle (1978), c’est aujourd’hui dans les flots de « Victor Hugo, océan » qu’il plonge, et, plus modestement et raisonnablement, aux Misérables qu’il consacre ces pages érudites et passionnées à la fois.
Certains chapitres, assez traditionnellement, s’attachent à étudier les personnages principaux, qu’il voit comme des « archétypes » : Mgr Bienvenu est « le saint », Jean Valjean, « le juste », en proie à certaines tendances sacrificielles, voire suicidaires, Javert figure « la part maudite » de l’ordre social, et ne peut que préférer la mort à l’ambiguïté morale que la Loi qu’il représente ne saurait prendre en compte. Un beau portrait de Gavroche nous le décrit comme « l’ange à figure sale » qui, avec la grâce d’un Mercure des bas-fonds ou d’un Hermès psychopompe de sa propre mort, « est, à sa façon malicieuse, un justicier social ». Vargas Llosa s’intéresse également aussi bien à la construction de cet immense massif romanesque, où il repère et analyse trois « cratères » ou « aimants-souricières » qui sont les cœurs rayonnants et en même temps les foyers irradiants de l’intrigue - qu’à la dimension théologique que le romancier voulait donner à cette œuvre : c’était pour lui « un drame dont le premier personnage est l’infini. L’homme est le second. » Si « la veine noire de la destinée » (Hugo) nous gouverne, la part laissée à la liberté est réduite - d’autant plus que l’histoire de l’humanité, Hugo en demeure persuadé, nous mène vers une Rédemption finale, la victoire ultime du Bien. Vargas Llosa montre avec perspicacité que la vision sociale d’Hugo est limitée, qu’on est loin d’y trouver le « réalisme » et le « pessimisme social et politique » (bien plus proche de notre temps) qui caractérise Flaubert. Politiquement, en effet, Hugo demeure « timidement libéral et social-démocrate ». Comment expliquer alors l’influence de cette œuvre, et les ennemis qu’elle s’attira (Lamartine lui reproche d’empoisonner le peuple avec la « passion de l’impossible ») ? C’est qu’il s’agit d’ « une de ces œuvres qui, dans l’histoire de la littérature, ont incité le plus d’hommes et de femmes, de toutes langues et cultures, à désirer un monde plus juste, plus rationnel et plus beau que celui où ils vivaient. »
Enfin, les pages les plus passionnantes sont sans doute celles où Vargas Llosa réfléchit sur ce qui est, selon lui, l’invention la plus décisive - et la plus démesurée - de ce roman : son narrateur. Ce « divin sténographe » qui orchestre les voix des « parleurs » discourant sans jamais dialoguer vraiment, qui alterne savamment, durant ces centaines de pages, les récits à vitesse variable et les énormes digressions, qui tire les fils embrouillés mais calculés de ses marionnettes, qui réinvente immodestement l’Histoire (de Waterloo aux barricades de 1832 ou de 1848), ce « prestidigitateur des mots » est guidé par « un prurit totalisateur » : rien ne doit lui échapper. Omniprésent, omniscient et omnipotent, il est « l’invention la plus renversante du roman, le personnage le plus complexe et le plus versatile dans son attitude ». Sans doute est-ce là un « chant du cygne » : un tel narrateur, et le lecteur qu’il exige, disparaîtront bientôt (Madame Bovary a paru six ans avant Les Misérables) et régnera alors l’ère du soupçon. Se perpétuera pourtant, sous d’autres formes, « ce mensonge radical qui est la vérité de la littérature quand elle atteint certains sommets et grâce auquel la vie véritable devient plus intelligible et plus ambiguë, parfois plus supportable et parfois plus insupportable. »
La Tentation de l’impossible Victor Hugo et Les Misérables de Mario Vargas Llosa - Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Gallimard, « Arcades », 228 pages, 16 €
Essais “ Le divin sténographe “
juillet 2008 | Le Matricule des Anges n°95
| par
Thierry Cecille
En même temps qu’un hommage à Hugo, Vargas Llosa nous offre ici une défense et illustration du roman, « qui influe sur nos vies de la façon la plus diverse et aide l’humanité à bouger ».
Un livre
“ Le divin sténographe “
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°95
, juillet 2008.