Julius Hertzfeld va bientôt mourir ; il abrite un cancer incurable. Quand ce psychiatre de renom, qui exerce à San Francisco, apprend qu’il ne lui reste tout au plus qu’une année à vivre, une irrépressible envie lui prend, portée par la curiosité, de renouer avec Philip Slate, à n’en pas douter le cas le plus difficile de sa carrière. Les trois ans de thérapie de cet accro au sexe auront été un échec sur toute la ligne. Ainsi commence ce livre, par de drôles de retrouvailles après vingt-deux de silence radio. Drôles car, entre-temps, le type en question, à la grande stupéfaction de Julius, est à son tour devenu, eh oui, psy.
Paru en 2005 aux éditions Galaade, ce roman a été unanimement salué à sa sortie. C’est qu’il s’adresse à cette part bétâssonne de nous-même qui, parfois, nous pousse à feuilleter Psychologies Magazine ou quelque autre canard psychomaniaque. Ce disant, qu’on nous comprenne bien : on n’insinue pas que ce livre donne dans la psychologie de pacotille. Oui, vraiment, soyons clairs : Yalom n’est pas à la psychothérapie ce que Paolo Coelho est à la spiritualité. Son livre est intéressant à plus d’un titre, on va voir pourquoi.
D’abord, il s’agit d’une immersion dans l’univers mal connu de la thérapie de groupe, dont Yalom est, outre-Atlantique, un fervent praticien doublé d’un théoricien chevronné. À l’évidence il met beaucoup de lui-même dans son protagoniste, Julius, qui anime ce groupe jusqu’à ce que sa maladie ne le lui permette plus. Dans ce cercle, où se côtoient frustrés, égocentriques et complexés (il arrive que certains cumulent) l’arrivée de Philip ne passe pas inaperçue. Il faut dire que ce zélateur de Schopenhauer est, comment dire ? un peu spécial. Le corpus du philosophe, il le connaît sur le bout des lèvres. Il pense Schopenhauer, vit Schopenhauer, rêve Schopenhauer, qu’il considère non seulement comme son maître à penser, mais surtout comme son psy perso, le seul en fait qui ait réussi à le guérir de ses manies sexuelles ; lui seul en effet a su le libérer de sa libido débridée. C’est justement, on l’aura compris, l’un des autres intérêts de ce roman qu’il constitue une introduction à la pensée de Schopenhauer. Le lecteur qui connaîtrait déjà le philosophe n’apprendra pas grand-chose des séquences biographiques qui ponctuent régulièrement le cours du roman ; c’est aux autres lecteurs qu’elles s’adressent, en retraçant le cheminement, le parcours et les idées de celui qui, contemporain de Hegel (qu’il détestait) et interlocuteur de Goethe (qu’il admirait), croyait en son génie comme seuls les génies peuvent croire en eux-mêmes.
Ce qui fait également l’intérêt de ce livre, c’est le parallélisme qu’il dresse entre la pensée de Schopenhauer et la psychanalyse. S’improvisant généalogiste, Philip soutient que « Freud est schopenhauerien. Une grande partie de la psychologie freudienne vient de Schopenhauer. Bien qu’il ait rarement reconnu cette influence, il ne fait aucun doute que Freud connaissait très bien l’œuvre de Schopenhauer. » Précisant son propos, il ajoute : « Je pense que sans Schopenhauer, Freud n’aurait pas existé. » Sur la théorie des rêves, sur l’inconscient, sur le processus répressif, Philip, assez radicalement, voit partout la marque de son mentor. Cet aspect montrant « les germes » et les « racines » schopenhaueriennes de la démarche psy n’est pas le moins intéressant. Pour toutes ces raisons, donc, ce roman est stimulant. Y verra-t-on pour autant un grand livre sur la condition humaine ? Sans doute pas. Certes Yalom parle d’une façon qui n’est ni oiseuse, ni niaiseuse de la vie et de la mort, du désir et de la finitude. En même temps, comment ne pas voir que ce livre est tout à fait d’époque ? En cela, d’abord, qu’on y bavarde beaucoup, un peu, en comparaison, comme jactent les films de Woody Allen, au risque de flirter parfois avec le blabla. En cela, ensuite, qu’il a un côté programmé-pour-être-un-best-seller. Tout y est pour que la mayonnaise prenne : une touche de philo, une pincée de psycho, un zeste de spiritualité (car, on allait oublier, il est aussi question de bouddhisme), le tout sexuellement épicé bien sûr. Il est tout à fait d’époque, enfin, en ceci qu’il mêle, pour retenir l’attention du lecteur, un propos profond (ce qu’est la vision du monde de Schopenhauer) au divertissement (ici, une histoire qui donne vaguement dans le « thriller psy »).
Oui, tout cela est d’époque, et ce n’est donc pas étonnant qu’à l’étranger et maintenant chez nous, pareils livres se vendent comme des petits pains bénis. Aussi, quand Libération se pose la toute rhétorique question : « Comment pouvait-on vivre jusque-là sans connaître les livres du docteur Irvin D. Yalom ? », on a envie de sourire. Mais si, l’on pouvait vivre sans lui. Suffisait pour cela d’aller directement aux œuvres de Schopenhauer. Quoi, lire Schopenhauer dans le texte ? Vous n’y pensez pas ! On préférera bien mieux le vulgarisateur, fût-il comme Yalom talentueux, à la source même. Tiens, cela aussi - préférer la copie à l’original - est tout à fait d’époque. Décidément…
La Méthode
Schopenhauer
Irvin D. Yalom
Traduit de l’américain par Clément Baude
Points-Seuil
480 pages, 8 €
Domaine étranger La méthode Yalom
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Anthony Dufraisse
C’est aux éditions Galaade que l’on doit, en France, sa découverte. Roman sur la condition humaine, « La Méthode Schopenhauer » est aussi, non sans agacement, un livre typique de l’air du temps.
Un livre
La méthode Yalom
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.