Pierre Senges, l'encyclopédiste fictionnel
Le treizième arrondissement parisien, où, depuis peu, Pierre Senges a élu domicile est à l’image de ses livres. Hétéroclite et fragmentaire, il développe jusqu’à l’épuisement des champs économiques ou sociaux très variés. Ainsi, doit-on d’abord traverser une zone d’angles droits, de lignes pures et impeccables, de façades vitrées : c’est, entre la Seine et la voie ferrée, un quartier d’affaires où la nomenclature aligne ces noms dont les valeurs, depuis quelques mois, font à la bourse une chute vertigineuse. Trottoirs larges et vides qu’arpentent rapidement de rares costumes noirs, de stricts tailleurs. Une fois franchi le pont qui enjambe la voie ferrée, les trottoirs s’amenuisent, la rue s’anime, les commerces s’agglutinent et alternent Kebabs, PMU et de nouveaux restaurants japonais tenus par le même personnel qui proposait ici, il y a peu, une restauration chinoise. Du quatrième sans ascenseur où Pierre Senges a réussi à caser ses nombreux livres, l’écrivain peut voir, en se penchant à la fenêtre, les hautes tours de la Bibliothèque François Mitterrand. Immanquablement, on se dit que s’il est venu habiter ici, c’est pour elle, cette bibliothèque qu’on l’imagine hanter chaque jour. On se trompe. Ou on ne fait qu’anticiper. Car il n’y a qu’à le lire pour savoir combien notre hôte doit aimer fréquenter les bibliothèques.
On aurait pu, d’ailleurs, tenter une biographie de notre homme non pas factuelle, mais littéraire. Dresser l’anatomie de ce grand lecteur, faire son portrait à la manière d’Arcimboldo, en remplaçant chaque organe par un livre lu. Notre hôte, qu’une grippe assiège, ne pourra s’empêcher de citer, durant toute la durée de la rencontre, des écrivains, des cinéastes, des philosophes avec cette manière spontanée et naturelle qui dénote une foi absolue en une culture encyclopédique commune…
Rien, pourtant, ne prédestinait Pierre Senges à devenir l’écrivain qu’il est aujourd’hui. Évoquer son parcours, dérouler sa biographie ne semblent pas l’enchanter. Si la politesse l’invite cependant à se prêter au jeu, Pierre Senges convoquera rapidement en forme d’excuses et plus d’une fois le flou de ses souvenirs.
Né en 1968 dans la Drôme non loin de Grenoble (Isère) où sa biographie officielle lui fait voir le jour, il est le deuxième et dernier fils d’une famille qui va vite se décomposer.
Son père est ouvrier dans une usine de fabrication d’instruments de mesure, on taira où. Ses parents se séparent alors que Pierre Senges (qui ne s’appelle pas encore ainsi) a « environ » 7 ans. La mère, sans aucune formation, fait des petits boulots comme vendeuse, puis s’orientera vers le domaine social pour devenir éducatrice. « Je ne viens pas d’un milieu totalement prolétaire, mais ce n’était pas non plus de la petite bourgeoisie. » S’il y a quelques livres à la maison, on trouve dans la bibliothèque familiale « à boire et à manger ». « Il n’y avait pas une culture du livre, ni du cinéma, ni des musées. » Pierre Senges évoque...