Les champs s’étendent à perte de vue, la terre, qui toujours fut ici ingrate, pouilleuse, est désormais un vaste cimetière, Friedhof, comme l’on dit en allemand, lieu de la paix ultime. Sitôt qu’on la remue, réapparaissent douilles, obus, lambeaux d’objets personnels - ou os. C’est l’hiver, il gèle à l’aube, l’horizon s’étend, nu et infini : la Champagne, la Somme, l’Argonne sont des lieux sinistrement inspirés. Gisèle Bienne va à la rencontre de ses morts : Cendrars, d’abord, mais aussi tous ceux, connus ou inconnus, qui ici durent souffrir, dans leur chair et leur âme, puis périrent ou survécurent, blessés, amputés, abrutis ou révoltés à jamais. Comme souvent dans cette belle collection, l’un et l’autre, ici, dialoguent, méditent, tour à tour : des extraits de lettres de Cendrars, de ses poèmes, cèdent la place à des paroles d’Yves Gibeau, collectionnant pieusement les restes des tranchées, ou à cette sorte de reportage intime, concret, quotidien, de Gisèle Bienne. Elle mêle, avec infiniment de tact, de précaution, comme on chuchote entre les tombes un jour de Toussaint, des choses vues d’aujourd’hui, de la vie qui en ces lieux s’obstine, au chaos de souvenirs et d’images de cette guerre que l’on dit Grande, et qui le fut surtout par l’énormité des massacres et des souffrances. Comme dans Shoah, il s’agit de tenter de trouver le lieu : « Ici fut la ferme de Navarin » peut-elle écrire, à la recherche de l’endroit où Cendrars perdit son bras droit, lors d’un assaut. Mais « cette ferme, on ne l’a pas reconstruite », elle n’est plus qu’« un tumulus recouvert d’herbes et entouré de broussailles. » Ici règne le vide - mais « il ne faut pas craindre de parler dans le vide ; avec les morts, on ne sait jamais. »
La Ferme de Navarin de Gisèle Bienne
Gallimard, 131 pages, 14,50 €
Domaine français Voyage d’hiver
mars 2008 | Le Matricule des Anges n°91
| par
Thierry Cecille
Un livre
Voyage d’hiver
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°91
, mars 2008.