Au-dessus des montagnes, il y a toujours le ciel tout entier, à croire parfois qu’il suffirait de la seule main pour réussir à le toucher, l’étreindre. C’est sans nul doute ce besoin de ciel, cette nostalgie de l’ « immuable » qui anime les deux héros du nouveau livre de Christoph Ransmayr. Après plusieurs romans dont Le Syndrome de Kitahara, une équipée dans les grands espaces déjà tendue vers l’extrême, La Montagne volante raconte cela, ce désir d’éternité que l’on peut aussi bien épuiser en un exploit jusqu’au bout de l’exténuation physique, que perpétuer dans l’ivresse des mots, sous la forme de phrases, d’un chant. L’écrivain autrichien a beau se défendre, dans son avertissement, de faire œuvre de « poésie ». Le style racé qu’il crée - une prose rythmique de vers libres, « volants » quoique arrimés en strophes sur une page aérée de blanc - n’en est pas moins touché par la grâce. Il vient du mythe, qui n’est pas du ressort de la froide raison, encore moins de la technique, et de l’épopée, qui rehausse la densité d’un destin. Il vient du songe, qui écrit la quête d’absolu, avec soi ou avec la nature, plus sûrement que nombre de vers strictement poétiques. « Peut-être que ce besoin/ est effectivement insatiable/ qui nous pousse à rechercher l’inconnu,/ ce qui demeure vierge de traces et de noms/ jusque dans des territoires quadrillés par la science,/ à rechercher cette place blanche, immaculée/ dans laquelle nous pourrons inscrire/ une image de nos rêves éveillés » entrevoit Pad, le narrateur irlandais, dans un écho transparent au travail de l’écrivain qui ne saurait mieux nous montrer comment lui, a trouvé son morceau de ciel dans ce que les mots ont ouvert sur une simple feuille blanche.
Ancien marin près de Horse Island, un rocher « relié par l’Atlantique/ à l’Irlande et à toute autre terre/ ou par lui séparé de tout », Pad s’est laissé entraîné par son frère aîné Liam, informaticien et astronome féru d’alpinisme, à partir pour le Tibet oriental au pays des Khampas. Là-bas ils projettent d’escalader l’un des derniers espaces inexplorés du monde, inaccessible et éphémère selon une légende himalayenne - Phur-Ri, « la montagne volante », rien qu’une minuscule tache blanche que Liam sur ses écrans à cristaux liquides s’amuse, tel un illusionniste, à faire apparaître ou disparaître sur simple ordre. Mais que représente une image obtenue par « un acte de création électronique », virtuelle et instantanée, face au spectacle « démesuré », chaotique et harcelant, du réel ? Chez Liam, nouvel archétype du conquérant moderne occidental remisé en orpailleur de blanc, on retrouve un peu l’ambition d’un Humboldt, à la fois enivré d’orgueil à la perspective de « combler un vide sur ses cartes », et insolent d’audace à vouloir fouler le premier ce lieu interdit, dût-il enfreindre les autorités chinoises du Tibet. Or, tandis que dans les paysages grandioses de glace et de neige, Liam ne semble toujours pas avoir quitté son écran, totalement aveuglé...
Événement & Grand Fonds Les preneurs de ciel
À travers l’odyssée de deux frères irlandais, à l’assaut du ciel sur les hautes terres enneigées du Tibet, l’écrivain autrichien Christoph Ransmayr (né en 1954) réinsuffle le souffle de l’épopée dans le roman de langue allemande. « La Montagne volante » exalte l’inapaisable nostalgie d’une origine perdue.