Fantaisie pour deux colonels et une piscine
Dans la partie de l’Alentejo affichant une densité de trente habitants au kilomètre carré, aux collines grillées de soleil et privées des influences marines, aux paysages râpés d’où jaillissent quelques oliviers et chênes liège évocateurs de la savane africaine et de leur épopée coloniale, deux colonels prennent leur retraite. Il s’agit moins d’un retour à la terre que d’échapper à Lisbonne et ses tracas. Pour l’un, s’éviter les déboires dans une copropriété découvrant avec lenteur la fin du règne des militaires et l’affligeant d’offenses déguisées, le second pour fuir sans le dire son fils de 42 ans, rebelle attardé dont le discours postmoderne cache mal ses besoins de financement en cannabis. À ces blessures d’amour-propre qu’ils ne s’avouent pas, les deux militaires réunis par le hasard d’un dîner dans le même restaurant opposent une force d’inertie peu commune. Ce sera un coin désert, une bâtisse à retaper, une oisiveté à dépenser - à coup de tir à l’Uzi sur des boîtes de conserve jusqu’à ce qu’un berger matois vienne se faire rembourser un agneau blessé. L’Uzi retournera sous l’oreiller de son propriétaire, malgré les engueulades de l’épouse au vert langage. Puis quoi ? Gentlemen-farmers encombrés d’eux-mêmes autant que des souvenirs de leurs hauts faits, assortis de conjointes caricaturales, l’une échappée du couvent des oiseaux bleus, l’autre marâtre érudite, il leur faut passer le temps, ne pas lui laisser l’occasion de s’appesantir.
Sous prétexte d’un brin d’exercice, le colonel Maciel Bernardes, pionnier de ces gens d’armes bucoliques, se fait construire une piscine grâce au secours d’un jeune sourcier à la baguette tressautante. Le colonel Lencastre n’a plus qu’à se joindre à son compère en une longue sieste entrecoupée de crises d’alerte qui les font grimper tour à tour en haut d’une « vieille échelle » et évaluer l’avancée du campement de caravanes, c’est-à-dire « Rien. Les Gitans, cette année s’entêtent à ne pas venir. » Restent alors les va-et-vient de « la mobylette du marchand de poissons », les arrivées d’improbables visiteurs. L’ennui est circonscrit. Le Portugal peut vaquer à ses affaires - qui, d’après Carvalho, se résume à « un état de frénésie papoteuse (…). Le pays parle, parle, s’égosille à parler, et peu de ce qu’il dit a un quelconque intérêt. Le pays n’a rien à dire, à enseigner, à communiquer. Le pays veut seulement s’étourdir. Et le papotage est le moyen de s’étourdir le plus à sa portée. »
Ce sera donc un opus bruyant qu’il nous livre dans cette Fantaisie qui mérite bien son nom, ancrée dans la région de ces chœurs polyphoniques qui donnent la chair de poule - se rappeler ceux de Corse ou de Sardaigne - où chaque personnage est habité d’un langage typé et décapant, où un hibou insomniaque pour cause de proximité humaine tapageuse subit les commentaires flûtés d’un merle avisé, et les légendes, les vraies et les réarrangées, entrecroisent les épisodes d’un doux « délire » de paroles et chansons, jetées au vent dans l’espoir de continuer d’exister trente ans après la révolution des capitaines d’avril.
Colonels en clin d’œil au rôle historique ambivalent de l’armée - force pacificatrice coloniale, soutien du régime salazariste, et son requiem -, emblèmes d’un pays ramené à sa vacuité sous le regard acerbe, tranchant et moqueur de Carvalho, ancien avocat qui a jeté sa robe aux orties, las des vicissitudes et vilenies humaines, et membre du PC portugais qui n’a pas résisté au plaisir d’épingler ses camarades dans un précédent roman. Celui-ci est à l’aulne de l’auteur, vert et prolixe, parfois encombré de digressions personnelles - et tiens donc, misogynes ! - mais sachant répondre à son défi : de la parlotte aux racontars, des animations culturelles rustiques aux portraits féroces de ses habitants, le Portugal soupire après le silence de l’innocence perdue. Celle, éphémère, de son unique personnage mutique, le jeune sourcier aux allures de sage, qui sillonne, à ses risques et périls, villages et vallées pour y délivrer des simultanés d’échecs. Au Portugal, la raison est d’or et se dilapide.
Fantaisie pour
deux colonels
et une piscine
Màrio
De Carvalho
Traduit du portugais par Marie- Hélène Piwnick
Christian Bourgois
275 pages, 25 €