Rien n’y fera ; ni les mines diamantifères dont le pays est abondamment pourvu, ni non plus les plages paradisiaques, la Sierra Leone n’aura jamais vraiment connu la paix depuis son indépendance en 1961. Régulièrement le pays sombre dans la violence, à l’image et parfois à cause du Libéria voisin. La Montagne des Lions, (c’est la traduction de Sierra Leone en krio, la langue locale) est entrée mal en point dans le XXIe siècle, laissée exsangue par dix ans d’une sale guerre comme le sont toutes les guerres civiles. Survivre tant bien que mal : triste réalité du pays, en attendant mieux. C’est dans un climat d’attentisme et de très fragile redressement que Céline Curiol débarque en janvier 2003. Elle a beau n’y rester que quelques semaines, c’est bien suffisant pour être profondément marquée. Française expatriée à Londres puis New York, les voyages elle connaît. Mais l’Afrique, mais la Sierre Leone, c’est tout autre chose. De son séjour là-bas, elle ne revient pas indemne, comme en témoigne ce récit. Un livre de témoignage, un document presque livré à l’état brut. « J’ai voulu ainsi répondre au plus pressant besoin qu’éprouve dans l’instant le voyageur : conserver, à l’abri de l’analyse, l’effet le plus immédiat et le plus spontané de ses découvertes, cette empreinte à chaud d’un lieu où il n’a aucune certitude de revenir. » Si elle n’analyse pas, en revanche elle s’interroge. Intuitions et impressions se succèdent sous sa plume toutes ou presque issues de questionnements. Si le cliché est toujours un risque pour l’étranger de passage, c’est justement en questionnant le pittoresque, le typique et les apparences qu’elle l’évite. Que de dilemmes pour l’occidental qui débarque ici : il s’agit de voir sans être voyeur, d’être curieux sans être indiscret, d’être proche sans trop s’attacher, sauf à succomber émotionnellement. Comment être insensible à cette marmaille livrée à elle-même, cette jeunesse pleine de vitalité et pourtant déjà désemparée, à ces bidonvilles de fortune où va et vient une « marée humaine » ; comment n’être pas sensible à cette foule désœuvrée et fiévreuse de Freetown, capitale bigarrée et bagarreuse, qui bat et bouge comme un « ballet coordonnée, sans aucun chorégraphe » ? Où qu’elle se faufile, en permanence Céline Curiol est déstabilisée. À tout instant troublée : « Je m’accroche à des attitudes pour garder contenance ». Ce qui domine tout au long de son récit, c’est bien ça : le malaise, le décalage. « Provocation ambulante « , » white woman « , » bête curieuse », Curiol ne se sent pas à sa place : ici « les rapports humains ne s’organisent plus selon les schémas connus ». Surtout, il y a ces mots institutionnalisés de la violence, génocide, charnier, abus sexuels, arrestations arbitraires, cannibalisme, tout un vocabulaire « homologué » qui s’incarne. Et d’abord dans les camps où s’entasse la sombre cohorte des amputés de guerre. Les plus sordides réalités trouvent des visages et des noms. Les blessés, les estropiés, les maltraités, tous faisant traces du passif douloureux du pays, Céline Curiol les croise, autant qu’elle peut elle les rencontre. Sur place, elle sera observatrice autant qu’elle-même sera observée. Elle découvre ce pays sous bonne « escorte visuelle ». Par centaines ces regards racontent l’histoire et les espoirs du pays, miroirs qu’ils sont, disant tour à tour ou à la fois la curiosité, l’envie, la défiance et tant d’autres choses encore. Si voyager, c’est vivre autre chose, c’est aussi, et surtout, voir autrement. C’est découvrir un autre mode de perception : « Comme si mes yeux avaient été soudainement ceux d’une autre ».
Mais au fait pourquoi ce titre, pourquoi Route rouge ? Parce là-bas, la piste est toute de poussière ocre. Ce récit que signe Céline Curiol après deux romans très remarqués (Voix sans issue et Permission), est affaire de terre battue et de cœur qui bat. S’il est des voyages qui sont des quêtes, et d’autres qui sont des enquêtes, celui-là n’est ni ceci, ni cela. Plutôt quelque chose comme une parenthèse. Une parenthèse désenchantée.
Route rouge
Céline Curiol
Vagabonde
88 pages, 11 €
Domaine français Parenthèse africaine
juillet 2007 | Le Matricule des Anges n°85
| par
Anthony Dufraisse
Après deux romans très remarqués, Céline Curiol met des visages et des mots sur la douleur d’un pays dévasté, la Sierra Leone.
Un livre
Parenthèse africaine
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°85
, juillet 2007.