Surtout connu jusqu’ici pour ses reportages sur l’Irak et le camp américain de Guantanamo, James Meek, journaliste au Guardian, révèle ici des ressources romanesques avec une fresque âpre et sauvage, à mi-chemin entre le roman historique et le thriller contemporain. Du premier genre, Meek a retenu la propension à faire revivre sous nos yeux une époque à jamais révolue. Ici, c’est celle de la Sibérie d’après-guerre, qui s’attache, à l’image de sa sœur aînée russe, à reconstruire une société en pleine crise. Voici Jazyk, une petite ville perdue au beau milieu de nulle part, le long de la ligne du Transsibérien. Ses habitants attendent désespérément d’être libérés de l’occupation tchèque du capitaine Matula et de ses hommes. Mais les bolcheviques ne viennent pas, et si la vie tente tant bien que mal de reprendre son cours, le résultat est souvent désastreux. À l’image du décalage absurde entre les nouvelles coupures de plusieurs milliards de couronnes et le fait qu’ « il n’y a rien à acheter, à part des graines de tournesols qui coûtent cent millions le sachet. Peut-être parce que la Sibérie est si vaste. C’est peut-être ça. Comme s’il y avait autant d’argent que de kilomètres. » Ainsi la satire affleure derrière la trame historique, d’autant que Meek a lui-même vécu huit ans en Russie. Il a connu les magasins aux étales vides, tandis que les billets indiquent plusieurs chiffres censés signifier l’opulence. Mais derrière les apories économiques, le roman pointe également du doigt les laissés-pour-compte de l’Histoire, tels l’ancien soldat Balashov, déserteur qui renonce à l’amour de la patrie pour celui de Dieu ou encore le pauvre Samarin, envoyé purgé sa peine en Sibérie après s’être fait accusé de terrorisme pour l’amour d’une jeune femme. Des idylles s’éteignent, d’autres naissent. Pourtant, il ne s’agit pas davantage d’un roman d’apprentissage. Les personnages qui se retrouvent à Jazyk ont déjà achevé leur métamorphose : Balashov a changé d’état civil, renonçant également à sa femme et son enfant pour se consacrer à la religion. Comme dans le poème Oraison du soir de Rimbaud, l’ange et le barbier sont réunis. Ce dernier renonce aux attraits de la chair et se débarrasse des attributs de la virilité pour poursuivre sa route vers le Seigneur. Dans le village, il est le chef des offices religieuses de la secte. Mais il ne s’agit pas plus d’une parabole biblique, car les parallèles avec le texte sacré sont transformés en hérésie, dans cet endroit « presque exclusivement peuplé d’apostats monstrueux, coupables d’un péché trop grotesque pour être nommé ». Le lieu devient peu à peu inquiétant avec sa galerie de personnages tous plus extravagants les uns que les autres. Car Jazyk est avant tout une ville peuplée de freaks dont les actes d’amours fonctionnent comme autant de crimes.
Il y a d’abord l’accident du cheval, au début du roman. Il faudra retrouver le coupable. Pourtant, Samarin sait que les choses ne sont pas ce qu’elles ont l’air. Il devra s’expliquer, à commencer par sa destination. Que faisait-il là, à la sortie de la forêt ? Le roman de Meek s’interroge sur les apparences comme autant de miroirs diffractant la réalité : si le shaman est mort, le village pointe l’étranger du doigt. Le procès peu commencer, avant même que le criminel ne soit trouvé. Seul Samarin sait qu’un cannibale rôde, en quête d’une proie. L’homme est un loup pour l’homme, Meek le répète tout au long du roman. Ces actes d’amour qu’il dépeint s’imposent à nous comme autant de signes palpables d’un discours tératologique : le roman prend uniquement pour objet des anomalies empreintes d’idéalisme. Le haut et le bas se confondront bientôt, les systèmes seront appelés à se dissoudre : « Au bout du compte, les destructeurs se détruiront entre eux et tout sera terminé. » C’est une des originalités du roman de Meek : il se situe à la croisée des genres, se joue des repères habituels, à l’image de ses personnages qui tous « échappent à la culpabilité et à l’innocence. »
Un acte
d’amour
James Meek
Traduit de l’anglais (Écosse) par David Fauquemberg
Métailié
456 pages, 22 €
Domaine étranger L’Eden ou presque
mars 2007 | Le Matricule des Anges n°81
| par
Benoît Legemble
Aux confins de la Sibérie, James Meek met en scène des hommes vivant leur foi dans la quiétude, jusqu’à ce qu’un crime ne se produise au paradis.
Un livre
L’Eden ou presque
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°81
, mars 2007.