Faut-il intégrer Michel Ohl à la longue cohorte des Égarés ? Sans doute pas. D’abord, il n’est pas oublié, ensuite il est bien vivant, malgré les défaillances d’un corps rompu aux brutales alternances de la dipsomanie et de la désintoxication. Dès son adolescence, Michel Ohl a mené une vie fort éprouvante mais il semble l’avoir fait en toute conscience et, surtout, sans manifester trop d’envie de renoncer à sa pente naturelle : « Lire, boire, écrire, être russe » pourrait être son programme. C’est assez singulier pour qu’on distingue ici cet homme-livre extraordinaire, quitte à lui faire côtoyer nos macchabées et quelques fous littéraires. Mais il nous le pardonnera car ces derniers ne sont pas pour lui faire peur il les connaît bien, grâce à Queneau et Blavier, quant aux morts, ils ont envahi son œuvre depuis longtemps déjà.
Si l’on en croit le très beau livre d’hommage à Joseph Kessel qu’il a cosigné avec le romancier et biographe d’Edgar Poe, Georges Walter, Un chalet sur la Néva, c’est Georges Stepanovitch Tikhonov, un artiste-peintre faisant office de chantre de l’église orthodoxe russe de Biarritz, et logé dans la crypte, qui initie l’adolescent à la passionnante Sainte Russie et aux vertus de la Très Sacrée Vodka. Na zdarovyé, Michel Ohl est russifié par les sacrements de l’alcool. Il sera désormais Michka pour ses intimes. Parmi ceux-ci, Michèle, la femme de Joseph Kessel, va jouer un rôle majeur. En 1970, alors qu’il est accueilli au « château de santé mentale » de Préville, près d’Orthez, à cause de son alcoolisme impénitent, le jeune homme de 23 ans au comportement suicidaire rencontre cette femme avec laquelle le courant passe très bien : des beuveries clandestines s’organisent qui poussent aux confidences. Michèle lit les manuscrits de cet « antipoète » imprégné de pataphysique il a alors déjà publié Sonica mon lapin, un recueil poétique paru en 1972 et les communique à son époux. Et c’est, au fond, Joseph Kessel qui aura le mieux sauvé Michel Ohl en trouvant à le faire éditer chez un grand éditeur parisien.
Pataphysical Baby paraît chez Jean-Claude Lattès en 1974 et recueille des éloges. Les commentateurs sont estomaqués. Viennent les récits de Zaporogues (1976) qu’Ohl dédie à son éditeur, Louis Nucéra. De page en page, une œuvre conséquente, quoique échevelée, se construit patiemment. Notes de zinc, détournements de citation, citations authentiques, anagrammes (« consubstantiels au génie ohlien », dit Walter, comme les calembours), dessins, plans, petits bonshommes, méditations d’Homme, récits de rêves fous, médiations de lecteur, les pages parfois magnifiquement calligraphiées de Michel Ohl sont toujours source d’étonnement. Et, hors l’admiration pour cet esprit qui fanfaronne devant la mort, on est aussi souvent saisi par le rire que par l’attendrissement. « Saint François Mauriac faites qu’au lieu de s’appeler Charlotte Emma Bovary s’appelle désormais Germaine, Galette et Boulet-de-Canon pour rigoler par Notre Seigneur Jésus-Christ merci. »
N’étaient les refus d’éditeurs incapables de saisir la folle cohérence d’écrits aussi espiègles que tragiques, aussi malicieux que graves et il est temps de citer ici deux membres éminents de la fatrie ohlienne : Maurice Roche et Jean-Pierre Verheggen, de fortes « amitiés lisantes » valent à Michka une importante bibliographie où se niche même un volume de Morceaux choisis (Les Contemporains, 1992), parodie de « Classique Larousse » rédigée par Pierre Ziegelmeyer, le directeur de la collection « La Tête reposée » des éditions Plein Chant où ont paru des chefs-d’œuvre d’érudition et de liberté tels que Le Nom du livre intitulé Marie-Botte ou Pèle-Galets (1985). C’est depuis Bassac, siège de Plein chant, qu’Edmond Thomas milite ardemment pour Michel Ohl parce qu’il le sait original, unique, désagréablement occulté, et imprime à l’occasion les ouvrages de la propre maison d’édition de Michel Ohl, Schéol (« Chez Ohl »), où paraissent de très beaux opus et opuscules dévoilant des obsessions plus personnelles. On trouve à son enseigne des fous littéraires et des amis (Francis Giraudet), mais aussi et surtout la cosmogonie imaginaire et la topographie familiale de l’auteur-éditeur : un volume de souvenirs de sa mère, un livre sur la mort de son père, quelques pages de petit format sur son village d’Onesse (rebaptisé Onessa, bien entendu) qui, tous, sont aussi caractéristiques de son talent incomparable que de lecture captivante.
Évidemment, si l’information littéraire était une science exacte, nous aurions tous déjà entendu le nom de Michel Ohl et lu, si affinités, L’An Pinay (Plein chant, 1991), Le Prix du Bœuf (Plein chant, 1998), L’Enterrement qui frétillait de la queue (Schéol, 1994), La Mer dans Poe (Opales, 1994), qui recèlent les curiosités craquantes du cosaque d’Onesse. Georges Walter l’a écrit : « Le cerveau de Michka est un peyolt. » N’attendons pas que cette drogue-là soit interdite aussi.
Jean-Pierre Ohl RÊves d’avant la mort, Plein chant, 90 pages, 12 €, Pauvre cerveau qu’il faut bercer, Le Castor astral, 73 pages, 6 €, Un châlet sur la Néva, avec Georges Walter, Atlantica, 82 p., 19 €
Égarés, oubliés Un cosaque et des livres
janvier 2007 | Le Matricule des Anges n°79
| par
Éric Dussert
Espiègle auteur d’ouvrages échevelés, Michel Ohl est de ces attachants savants qui trouvent dans la littérature et l’alcool des remèdes aux inconvénients d’être né.
Un auteur
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Un cosaque et des livres
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°79
, janvier 2007.