Entre deux êtres ou deux cultures, entre soi et le monde, entre Dieu et l’homme, la frontière est ténue, parfois, mais le plus souvent présente, elle s’impose et traverse, (dé)limite et cloisonne les espaces réservés, inatteignables. Bordure et paroi, espace ambigu, la frontière est à la fois une barrière et le lieu par où elle s’efface. Selon la façon dont on la considère tout comme la peau de notre corps elle est écran autant qu’interface. En Espagne, la frontière entre la culture d’Al Andalus, période de l’occupation de la péninsule par les Arabes (711-1492), et la veine poétique chrétienne, essentiellement castillane, garda longtemps une allure de duègne impénétrable malgré les efforts des arabisants, E. Lévi-Provençal en tête, pour souligner la parenté entre les troubadours occitans et ces poètes de l’Espagne médiévale. Aujourd’hui, la poésie espagnole a renoué avec ses métissages et décidé d’en jouer. Traverser la frontière, explorer l’inconnu, ou danser sur sa peau tendue comme un tambour et en faire jaillir des accords à la fois familiers et inattendus. Peu savent aussi bien s’y ébattre que Jaume Pont, poète catalan, doté d’une rythmique tour à tour feu grégeois et source claire, et qui ne cède en rien à la virtuosité des poètes des Xe, XIe et XIIe siècles qu’il introduit malicieusement dans cette anthologie exhumée d’une bibliothèque poussiéreuse du Caire. L’origine du Livre de la Frontière de Mûsâ Ibn al-Tubbî, évoquée en préambule épopée gigogne et tapis volant pour folâtrer dans les jardins de la langue mérite que l’on s’y attarde. Un érudit de père égyptien et de mère italienne l’a découvert, traduit, annoté, commenté, puis l’a transmit à l’auteur avant de disparaître la dernière fois où il fut repéré, il était à New York. Travail de forcené, qui prit quinze années. Somme d’érudition et d’amour de la parole, issue d’un regard sans concession sur le « prestige ruiné de la littérature, y compris des écrivains et des écrivaillons, (et) l’entrée en bourse de l’édition », le texte qui nous échoit est « une lueur qui scintille au rythme de l’œil qui la contemple et la fait sienne. »
Sous la plume de Pont, quatorze voix dont trois femmes chantent à l’unisson l’amour et la liberté, l’honneur et la fierté, la loyauté et la blessure. Ironiques et lapidaires « La balance de Dieu a rendu sa justice :/ tu boites de la plume d’en haut comme de celle d’en bas », languides « Sois humble et tremblant : ce sera ton meilleur trophée/ et l’offrande la plus douce/ que tu puisses m’offrir », élogieuses « la rumeur de ses yeux versait sur nous/ le miel de cette nuit infinie », sensuelles « La demi-lune qu’il me montre fait moins/ grandir mon désir que celle qu’il me dérobe », érotiques « A quoi nous sert d’être des héros/ s’il me manque le fourreau/ s’il te manque l’épée dure ?… », fiévreuses « Verse moi du vin, jeune homme/ jusqu’à la joie extrême/ que l’aube nous prépare./ Et que le scorpion pique ! », tendres « Je t’aime de deux amours :/ l’amour où règne la passion/ et l’amour que vraiment tu mérites », oniriques « Et je garde l’eau où les puits couvent la fièvre des près » foncièrement libres « Les poètes écrivent sur le clignement de Dieu ».
Quatorze portraits, et autant d’occasions d’éclairer les multiples facettes du poète dans la société raffinée de l’Islam éclairé vizir, troubadour, poète de cour, négociant, vagabond, noble ou danseuse, esclave ou guerrier, en contraste sensible aux rôles réduits qui lui ont été accordés par la chrétienté occasion d’éradiquer les préjugés. Réalités historiques autant que métaphores de sa place, de son identité et son intégrité, tissées au fil de notices bio-bibliographiques mélange d’anecdotes savoureuses, analyse critique et références académiques convoquant les plus grands arabistes Jaume Pont est aussi essayiste.
Au fil des pages, et des dessins de Koraïchi, la barrière des langues se brouille, se dissipe comme une vapeur aux senteurs délicates. Cet opus, paru en 2000, reçut le prix « Critica », l’une des plus importantes distinctions espagnoles de la poésie, en célébration au bonheur des cœurs vivants et des passe-murailles.
Le Livre de la frontiÈre de Jaume Pont, traduit du catalan par François-Michel Durazzo, dessins de Rachid Koraïchi, Al Manar, 153 p., 18 €
Poésie Amours métissées
janvier 2007 | Le Matricule des Anges n°79
| par
Lucie Clair
Des vers d’amour, de guerre et de vigueur, en une anthologie aux origines mystérieuses, pour revivifier la tradition poétique des premiers troubadours. Un trésor de Jaume Pont, enfin traduit en français.
Un livre
Amours métissées
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°79
, janvier 2007.