À l’instar de l’écrivain marocain Rachid O., écrire, pour Abdellah Taïa, semble signifier la levée de toutes les censures. Dans son dernier roman dédié au père, tout commence par l’évocation de son enfance, dans le quartier de Hay Salam à Salé, sa ville natale près de Rabat. La maison modeste comporte trois pièces, une pour son père, une pour son grand-frère, et la dernière pour le reste de la famille : « mes six sœurs, Mustapha, ma mère et moi ». Dans ce décor exigu, la promiscuité des corps est inévitable et ne permet aucune échappatoire face aux manifestations de la sexualité de l’autre. En premier lieu, celle des parents. Précisément, le narrateur se souvient comment, à entendre ses parents faire l’amour, son « imagination s’aventurait facilement et avec une certaine excitation sur ce terrain torride et légèrement incestueux ». Cette nuit d’amour avec ses parents, c’est un peu la scène primitive, fondatrice dans laquelle toutes les autres seront contenues. « Dans ma tête, la réalité de notre famille a un très fort goût sexuel, c’est comme si nous avions été des partenaires les uns pour les autres, nous nous mélangions sans cesse, sans aucune culpabilité. » Le sexe donc, naturellement et joyeusement. La mémoire de l’enfant en gardera trace. Son corps aussi. Dans cette initiation sexuelle, c’est surtout la figure du grand-frère qui joue un rôle décisif. Abdelkébir, « le deuxième chef de famille », l’aîné adulé qui lui fait découvrir notamment Le Pain nu de Mohamed Choukri, est surtout le premier homme aimé et désiré moment de feu où l’on s’éprouve enfin, avec la plus grande intensité et dans la vérité de sa nature, chair et esprit indissolublement liés. À Tanger, lorsque le jeune Abdellah comprendra, fou de jalousie, que son frère est amoureux d’une femme, il lui faudra renoncer à devenir « cette sorte d’homme », celui que sa famille, en particulier sa mère, gardienne autoritaire de la tradition et dispensatrice de noces arrangées, espérait voir incarner.
Dans un style clair, simple et allégé de toute emphase, Abdellah Taïa, jeune talent révélé par les éditions Séguier dans Mon Maroc (2000) et Le Rouge du Tarbouche (2005), assume avec candeur l’avidité de ses désirs et la « fracture » de son identité amoureuse. Et s’il est beaucoup question du corps, du sien propre en relation avec celui des autres, c’est que chez lui il y a comme une obstination du corps à être heureux. L’attrait physique irrésistible pour les hommes est toujours vécu comme un immense bonheur, une harmonie toute mystérieuse.
À Rabat, il rencontre Jean, un « homme-rêve » qui lui parle de cinéma et de littérature, et l’invite à vivre avec lui en Suisse, à Genève. Mais comment éviter le cliché du « joli petit mec que se pay(e) (l’homme occidental) pour ses vacances » ? D’autant que c’est en vain qu’il attendra son ami venir le chercher à l’aéroport. Le séjour en Europe commencera donc pour lui à l’Armée du salut. Assez lucide pour être pessimiste, l’écrivain sait nous parler d’un aspect sombre du Maroc, ce « pays-bordel », et de tous ceux qui, à défaut de « tenir les murs », font du sexe un gouffre, à la fois objet de consommation et moyen de « foutre le camp » une obsession de fuir que vient alimenter, malgré ses sirènes d’avertissement, le mirage européen. « De l’autre côté de la Méditerranée on pouvait voir clairement des lumières scintillantes et un sémaphore assez orgueilleux qui semblait lancer des appels, des invitations, et en même temps mettait en garde quiconque essayerait de traverser le détroit, les dangers seraient nombreux et les rêves deviendraient vite des cendres, des vies à jamais brisées. »
L’Armée
du salut
Abdellah Taïa
Seuil
154 pages, 14 €
Domaine étranger Suivre son corps
juin 2006 | Le Matricule des Anges n°74
| par
Sophie Deltin
Dans son troisième roman ouvertement autobiographique, l’écrivain marocain Abdellah Taïa écrit son désir et son amour pour les hommes.
Un livre
Suivre son corps
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°74
, juin 2006.