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Histoire littéraire Traqueur d’insolite

février 2006 | Le Matricule des Anges n°70 | par Éric Dussert

Chercheur des limites, Marc Décimo explore depuis plus de vingt ans les limites du langage et de la raison. Une passion fructueuse.

Le Duchamp facile

Balance de la nature

Le Diable au désert, Ananké-hel ! (suivi de) Paul Tisseyre-Ananké, rires et larmes dans l’armée !

Marc Décimo est aujourd’hui l’un des plus dignes héritiers de Raymond Queneau et d’André Blavier, les émérites exégètes et bibliographes de la folie littéraire, pathologie moins orpheline qu’il n’y paraît… Universitaire de son état, il compose avec Bruno Fuligni, le spécialiste des farfelus politiques et des républiques de fantaisie, la maigre cohorte des traqueurs d’insolite. En publiant dès 1986 sa biographie de Jean-Pierre Brisset, Prince des penseurs… (Ramsay ; rééd. Les Presses du réel, 2001) et ses roboratives et néanmoins désopilantes Œuvres complètes (Les Presses du réel, 2004), Marc Décimo avait acquis l’estime de la communauté littéraire. Il enfonce aujourd’hui le clou du souriant savoir en ressuscitant l’Emily Dickinson du Positivisme (sans lyrisme, non sans poésie) ainsi qu’un guerrier vainqueur du désert mais victime des amibes rien de moins que le découvreur du langage des dinosaures… Pour autant, Décimo, grand chasseur d’imprimés « hétéroclites », poursuit également le gibier de gros format : auteur d’un éclairant inventaire de la bibliothèque de Marcel Duchamp (id., 2002) et d’un essai sur son processus créatif (Marcel Duchamp mis à nu, id., 2004), il est également responsable de la publication des souvenirs de la première épouse de Duchamp, Lydie Fischer Sarazin-Levassor, soit l’histoire d’épousailles qui n’auront pas duré un an (id., 2004). Là, il est temps de signaler que la multiplication de mêmes références éditoriales dans les lignes qui précèdent n’est pas l’effet d’une erreur de votre serviteur, bien au contraire : c’est le signe que Marc Décimo est soutenu dans ses travaux par une maison remarquable de régularité, et peut, dans ces conditions, faire la démonstration qui lui tient à cœur. Celle-ci pourrait se résumer en ces quelques mots : la culture n’est jamais aussi subversive que lorsqu’elle s’amuse, ironique et apparemment foldingue. Aperçus.

Pourquoi vous êtes vous intéressé à des personnalités aussi différentes que Marcel Duchamp, Jean-Pierre Brisset ou Paul Tisseyre-Ananké ?
Rencontrer un auteur, c’est comme dans les histoires d’amour. On a parfois l’impression d’avoir été choisi par eux mais, en fait, seuls sont retenus ceux auxquels nos désirs s’accrochent.

Quel a été le facteur déclenchant, le coup de foudre ?
Je venais d’entrer en hypokhâgne, j’étais à Toulon, je lisais l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton, le texte sur Jean-Pierre Brisset, et j’ai ri. J’ai trouvé les extraits si énigmatiques et extraordinaires que j’ai tout de suite voulu en savoir davantage. Par chance, Brisset avait envoyé à la bibliothèque municipale des exemplaires de ses œuvres. C’était fascinant. Je me suis demandé pourquoi personne ne m’avait jamais parlé d’un auteur pareil, comment on pouvait approcher une telle œuvre et comment Brisset avait pu en arriver là.

Dans le cas de Marcel Duchamp, ce n’est pas son déficit de notoriété qui vous a attiré…
Duchamp m’échappait complètement. Je ne partageais avec lui que ce seul fait : il avait lu Brisset en 1912, moi en 1977 et, vers la fin de sa vie, Duchamp continuait de se réclamer de Brisset et de Raymond Roussel. Il fallait que je m’explique ça ainsi que les readymades. Les autres, Paul Tisseyre Ananké-Hel et Marie Le Masson Le Golft par exemple, je les ai croisés au hasard de lectures, de promenades. Le caractère absolument exceptionnel de leurs œuvres, leur différence radicale par rapport à ce qu’on étudie ou connaît en général, voilà ce qui m’arrête : l’autre vraiment autre.

Queneau et Blavier, après Charles Nodier, Octave Delepierre et Gabriel Brunet au XIXe siècle, ont tenté de repérer ces auteurs « autres » et d’en établir la taxinomie. Vous sentez-vous lié à cet héritage ?
Qui s’occupe de « fous littéraires » se trouve nécessairement pris dans cette tradition. Et, au moins pour certains auteurs qui sont préoccupés par les étymologies et par les langues, j’ai tâché d’y ajouter mon grain de sel. Plus de biographie, plus d’analyse, plus de perspective historique. Ces auteurs sont rarement aussi isolés qu’il paraît. Eux-mêmes s’inscrivent dans une tradition. Ils lisent les prédécesseurs, se fréquentent, se copient : ils font preuve d’érudition. Et bien sûr, ils inventent beaucoup. La plupart sont celtomanes, c’est-à-dire qu’ils voient du « celtique » un peu partout, dans les langues, dans la moindre pierre levée et aussi parfois sur les faciès. L’histoire de la veine celtomaniaque est prometteuse. Pour Paul Tisseyre, seul un Gaël-Celte, un Gaulois était en mesure d’assimiler le cri des bêtes préhistoriques, le mammouth, l’aurochs, l’élan pour en faire les phonèmes de la langue française. Et il le démontre ! Par-delà le côté assez jubilatoire et fantastique de la thèse, il faut aussi se demander comment Tisseyre en est arrivé là.

Jean-Pierre Brisset faisait quant à lui remonter l’humanité à la grenouille…
L’illumination provient de ce qu’en français, la syllabe kwa peut avoir trois sens : coa ? = quoi ? Cette homophonie, cette parenté, qui laisse coi, prouve assez que l’homme est une rainette qui s’est métamorphosée. C’est toute une histoire d’expliquer comment.

Quel intérêt y a-t-il à pénétrer la logique de Marie Masson Le Golft ?
En 1784, Marie Masson Le Golft publie un livre intitulé Balance de la nature. Elle est institutrice et se fixe quelques critères puis elle évalue par une note sur 20 par exemple la forme, la couleur, la saveur de l’anchois. Il obtient 11, 9, 13. La baleine 6, 8, 3. Le grenouille 12, 7, 3. Tout y passe, les quadrupèdes, les mollusques, les coquillages, les insectes, les arbres, les fruits… Ailleurs elle publie une étude sur le brouillard au Havre, sur le gonflement du lait dans l’ébullition, sur les hirondelles et sur les moules. Il s’agit de comprendre pourquoi elle fait ça. D’où ça sort. Et on découvre que cette pratique avait cours. On a noté ainsi peintres et poètes et, plus tard, les surréalistes ont de même estimé la femme, les seins, les cheveux, la bouche, les hanches… et ses qualités, l’initiative, le silence en faisant l’amour, la méchanceté, la tendresse… Mais, question, ces notes expriment-elles le goût de Marie Masson Le Golft ou bien résultent-elles de l’époque ? Ses ignorances aussi sont intéressantes. À partir d’un livre plutôt ludique et drôle, on peut ainsi se faire une idée de la façon dont pense une institutrice havraise, cinq ans avant la Révolution française. Et puis je me demande si on ne pense pas tous un peu comme ça, parfois.

« La plupart des fous littéraires sont celtomanes, c’est-à-dire qu’ils voient du celtique partout, dans les langues, dans la moindre pierre levée. »

Autre cas : Paul Tisseyre. Quelles sont ses spécificités ?
Paul Tisseyre est un écrivain engagé. Son destin est exceptionnel. Il raconte les « bienfaits » des guerres de conquête coloniale en Afrique. C’est terrible. Au Dahomey, au Maroc, au Tchad. La guerre, la culpabilité, le Sahara, la maladie, la folie, la vie traversent son écriture. Je me suis occupé de raconter ses aventures effroyables dans Le Diable au désert. ANANKÉ HEL ! et, à la suite, j’ai publié l’un de ses livres, Rires et Larmes dans l’armée ! (1907). Paul Tisseyre est aussi un écrivain « fou », un « fou littéraire », un psychotique. HEL ! se fait entendre une première fois en 1900 alors qu’il est perdu en plein désert, seul, et qu’il vient d’égorger son chameau pour en boire le sang. Il ne va cesser de lutter contre HEL ! Il craint avec raison de passer pour fou s’il divulgue les Visions préhistoriques qu’HEL ! lui a dictées. Puis, en 1926…

Justement, à quel moment ces écrits marginaux, fruits de cerveaux très logiques mais aussi très dérangés, deviennent-ils des textes littéraires ?
Des textes pareils, fous, peuvent finir par devenir Littérature quand certains auteurs et artistes les signalent à l’attention. Dans Jean-Pierre Brisset, Prince des Penseurs, inventeur, grammairien et prophète, j’ai fait l’inventaire : qu’ont pu trouver à Brisset Henri Barbusse, Jules Romains, Apollinaire, Georges Duhamel, Zweig, Max Jacob, Picasso, Gourmont, Breton, Duchamp, Desnos, Ezra Pound, Cendrars, Queneau, Simon Hantaï, Michel Foucault, Gilles Deleuze ? J’ai presque envie d’ajouter Lacan… Leur diversité d’intérêts laisse penser qu’ils sont avant tout provoqués par le texte. Il y a des thèmes très attractifs : le latin qui n’existe pas et qui passe pour un argot de voleurs, la grenouille ancestrale. Je vous l’ai dit : la Littérature a quelque chose à voir avec l’amour et la rencontre. On commence par sourire et puis il faut aller là où on découvre qu’on tient une écriture qui ne ressemble à aucune autre. Cela n’arrive pas, que je sache, avec les quadrateurs du cercle. Ils sont interchangeables et tournent en rond. Cela n’arrive pas non plus, que je sache, avec la plupart des « écrivains ».

Le statut de Jean-Pierre Brisset ne cesse d’évoluer, celui de ses imaginatives propositions aussi. Que dit cet engouement actuel de notre société ?
Qu’on doit se réjouir : il y a de la place dans l’esprit des gens pour la curiosité, pour ce qui paraît étrange, pour ce qui est différent, pour ce qui fait sourire intérieurement, pour les formes nouvelles d’intrigue.

Vous consacrez par ailleurs une large part de vos recherches à une pierre angulaire de la culture du XXe siècle, Marcel Duchamp. Est-ce pour revenir à l’essentiel, pour éviter de glisser dans la folie de ces hétéroclites ?
Marcel Duchamp a été un grand lecteur de Jean-Pierre Brisset. Il le découvre en 1912 chez Apollinaire avec lequel, quelques mois plus tôt, il avait assisté à la représentation d’Impressions d’Afrique de Raymond Roussel. La folie de l’insolite, l’art des autres (des fous, des enfants, des « primitifs ») a servi l’art moderne. En 1913, Duchamp invente le readymade. Disposer un porte-bouteilles ou un urinoir dans une salle d’expo est un acte infiniment hétéroclite dans le champ des Beaux et Laids-Arts, non ? L’histoire de notre culture passe par l’hétéroclite. L’hétéroclite fait partie de la culture. C’est l’aventure de l’art, même.

Marc Décimo
Le Duchamp facile
160 pages, 9
Le Diable au désert, Ananké-Hel ! suivi de Paul Tisseyre-ananké,
Rires et larmes dans l’armée !

180 pages, 18
Marie Le Masson
Le Golft
Balance de la nature
(édition établie
par Marc Décimo)
128 pages, 8
Tous aux éditions
Les Presses du réel

Traqueur d’insolite Par Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°70 , février 2006.
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