Elfriede Jelinek, une biographie
Qu’on lui reproche son cynisme, voire son manque de solidarité avec ses personnages féminins, malentendu qui sera renforcé par la réception de Lust (1989, son roman pornographique), on s’accordera pourtant à reconnaître le choc de lecture que représente l’œuvre d’Elfriede Jelinek. Yasmin Hoffmann qui a traduit six romans de l’écrivain aux éditions Jacqueline Chambon (dont La Pianiste en 1988), réélabore ici leur dialogue, entretenu depuis une dizaine d’années, à partir de conversations enregistrées, de lettres et d’archives personnelles de l’auteur. Mais plus que « de contrôler la véracité des faits », il s’agit d’assumer un parti-pris explicite : écouter comment Jelinek se raconte plus que ce qu’elle raconte. De fait : « Plus nous avancions sur les traces du passé, plus l’exploration ressemblait à une investigation de type psychanalytique ». Or, le procédé, loin d’être illégitime, se révèle fécond tant il est apte à rendre compte de la fonction salvatrice de l’écriture pour celle qui avoue « qu’elle serait devenue une meurtrière si elle n’était pas devenue écrivain ». Car c’est bien d’un enfer familial dont il faut parler : née en 1946, d’un père fou et d’une mère « despote », la petite fille reçoit une éducation « épouvantable et moyenâgeuse ». De « l’abdication » du père devant la « tyrannie » maternelle, la jeune fille en garde le mépris mais aussi l’élément de survie : son sens de l’ironie. Dressée jusque dans son corps, Jelinek trouve alors dans l’écriture le seul acte de souveraineté possible (« Disposer du langage, puisqu’une autre personne disposait déjà de moi, était une nécessité »). Et ce qu’elle ne peut vivre directement, elle va en traquer les reflets à travers « les mythes de la vie quotidienne » ceux de la Trivialliteratur (polars, BD, romans à l’eau de rose…) et plus tard, de la télévision, qu’elle critique à la façon de Roland Barthes. Très influencée par le Groupe de Vienne, Jelinek construit et fourbit sa langue en déconstruisant les « différents discours sur l’homme et la femme, le sol et la patrie, l’art et la nature, sur la guerre économique, idéologique, hégémonique entre les peuples, entre les sexes ». Parodier, démystifier, déformer, telle est en effet la constante d’une œuvre qui se présente comme un décryptage subversif du « métalangage » véhiculé notamment par les médias et l’industrie du divertissement. De ce fonds d’images stéréotypées, de modèles triviaux et de thèmes éculés, Yasmin Hoffmann explique comment Jelinek, « en virtuose de l’expérimentation », en opère le brassage, la recomposition au sens musical du terme : jeux par associations et inversions des sons ou des syllabes, techniques du montage (citations extraites de la presse, de films nazis comme dans sa pièce Burgtheater) et de l’intertextualité (l’idéalisme allemand dans sa pièce Au Pays. Des Nuées, Hölderlin dans Lust), autant de stratégies pour « forcer les mots à accoucher de ce qu’ils ont dans le ventre » en termes de rapports de force, de déterminismes et de tabous, sexuels ou sociaux.
Pour cette « femme trouble-fête du consensus », ancienne adhérente au PC autrichien (1974-1991), l’intention est toute politique, « mais pas forcément au sens militant » souligne Hoffmann. Car plus qu’un programme, son œuvre se présente plutôt comme une méthode esthétique, « des tentatives (…) pour vérifier, pour mettre à l’épreuve des contenus politiques ». Régulièrement accusée par la droite et l’extrême-droite de « salir l’image de la patrie », Jelinek ne désarme pourtant pas dans son indignation contre le capitalisme et sa haine pour les injustices sociales. En écho à Ingeborg Bachmann et à son combat contre la continuation du fascisme par d’autres moyens (dans la famille et le couple), la fureur froide de Jelinek doit se comprendre avant tout comme une forme de résistance à un passé que son pays a voulu « balay(er) en vitesse ».
Elfriede
Jelinek
Une biographie
Yasmin
Hoffmann
Éditions Jacqueline Chambon
176 pages, 17 €