Écrire sur la pauvreté est une expérience à haut risque. Le matériau résiste aux discours les plus affûtés, les renvoyant le plus souvent à leur vanité, sinon leur vacuité. Les moyens d’investigation qui ont cours aujourd’hui offrent à ceux qui les manipulent l’illusion de pouvoir faire la lumière sur la détresse des indigents. Caméra objective et compassionnelle au poing, on se glisse dans le logis des pauvres et on livre au public de quoi s’émouvoir et se révolter le temps d’un prime time.
Depuis assez longtemps, la pauvreté n’est plus, dans les représentations, cet état un peu exotique qui frappait ceux qui refusaient d’adhérer au modèle commun de la prospérité ou qui, par indolence ou atavismes divers, s’en maintenaient à l’écart. Le chômage endémique de masse, la brutalité de moins en moins masquée des politiques dictées par le libéralisme économique, soumettent une part toujours plus large de la société à la possibilité d’être repoussée au-delà du seuil fatidique. « La pauvreté est une chose étrange, écrit Robert McLiam Wilson. Certains prétendent qu’elle n’existe pas vraiment. D’autres affirment qu’elle existe, mais qu’on ne saurait la définir. (…) Nous avons faim du verbiage prolixe des docteurs en pauvreté. »
Les Dépossédés, que publie aujourd’hui Christian Bourgois, est le fruit d’une enquête menée il y a quinze ans, en collaboration avec le jeune photographe Donovan Wylie, qui était alors âgé de 19 ans. L’ère Thatcher touchait à son terme, mais les conditions d’existence des populations les plus vulnérables continuaient d’empirer. C’est un livre qui s’inscrit dans un moment bien précis de l’histoire britannique : l’hystérie ultra libérale des conservateurs au pouvoir bat alors son plein, aggravant sans cesse la situation des plus démunis, jetant sur le désastre le voile d’une prophétie de prospérité générale.
Publié en 1992 au Royaume-Uni, le livre des deux Nord-Irlandais n’a pas pris une ride. D’abord parce que la pauvreté dans les grandes villes européennes se maintient aujourd’hui au niveau que l’on sait. Ensuite, parce que cet essai, s’il cherche à comprendre ce que vivent les habitants « dépossédés » de trois métropoles britanniques Londres, Glasgow, Belfast aspire à aller au-delà de cet objectif. Il soumet à un questionnement radical la société tout entière, qui tolère que soit infligée une telle souffrance à une part croissante de la population. « Comment pouvons-nous accepter une telle situation, répète-il inlassablement. Comment le pouvons-nous ? » Enfin, il interroge le regard qui, posé sur « l’autre », le réduit à sa dimension de pauvre, alors même que sa vie est une lutte de chaque instant pour reconquérir sa dignité. « Je cherchais des sensations fortes, écrit McLiam au début de son livre. Je voulais trouver des gens affreusement pauvres. » Au lieu de quoi il va trouver des appartements soigneusement rangés et décorés, des enfants convenablement vêtus, des jouets en état de marche et même des...
Événement & Grand Fonds Capital de la douleur
On connaissait le romancier Robert McLiam Wilson, sa capacité à se mouvoir avec aisance dans le registre de la verve picaresque ou dans celui, plus grave, des douleurs enfouies. Avec « Les Dépossédés », il se livre à l’exploration de la pauvreté, continent honteux de nos villes et de nos consciences.