Ils ne pourront plus partir ensemble. Matteo est au bout du chemin. Grièvement blessé, et déjà comme absent de lui-même, il s’en va lentement. « Pourquoi est-ce que cet absurde accident n’a touché que toi mon amour ? » se demande Irina, sa compagne, qui se tient près de lui, dans la chambre d’hôpital où il gît, toujours couché sur le dos. Il ne parle plus, ne répond pas, ne sent plus rien. « J’ai glissé ma main sous les draps pour caresser les os de ses hanches souples et son sexe qui ne répond pas à ma caresse. Mais comment tant d’amour et de désir peuvent-ils devenir si vains ? Comment est-ce que je peux être renvoyée d’un coup à tant d’inutilité ? » Alors, comme pour l’aider à traverser l’épreuve, à continuer à pouvoir habiter le temps, des images, des souvenirs, des sensations viennent s’interposer entre elle et lui entre son silence à lui et son appétit d’existence à elle.
C’est un peu le journal de ce beau voyage immobile que nous livre la première partie de Voyageuse. Une dérive silencieuse entre les échos de ce qui remonte des archives les plus intimes du corps. « Ta route c’est juste un trait parmi des milliers de points de vue qu’on ne commence jamais à trouver que par hasard, en se perdant ». Des cristallisations d’instants où précipite quelque chose des choix qui orientent une vie. Des moments venus s’échouer sur la crête vibrante d’un présent qui hésite entre vie et mort. Un matin de soleil et l’image de feuilles de pommier se reflétant « dans l’eau sombre du thé cerclé de bleu » ; le dos d’une sole dans une poissonnerie de Fécamp, rappelant soudain « un Sol cuivré de Dubuffet » ; ou encore, dans le métro de Madrid, une mendiante montrant « son torse brûlé au vitriol ». Des instants suspendus, des fenêtres ouvertes sur des présences, des complicités, des lieux électivement chargés, des rencontres « qui sont à elles seules des voyages ». Toute la géographie intime d’un monde personnel, du monde d’avant la mort de Matteo.
Un Matteo qui avait prévenu. « Si je suis un jour diminué, malade, affaibli, si en quelque sorte je ne suis déjà plus moi, ne reste pas, Irina ». Elle avait promis. C’est ainsi que, le lendemain de l’accident, elle était partie à Lisbonne, « comme une obéissance ». Pour oublier les images violentes venues couper la route de leur dernier voyage. Parce qu’elle aime l’âme portugaise qui « est une âme de passage et qui le sait ce qui la rend unique ». Parce que Lisbonne est une ville qui a le pouvoir de catalyser, de révéler, d’aimanter toutes sortes de souvenirs, de tourments, de désirs, d’attentes. Parce qu’il y a le fado qui pleure d’infinie saudade.
Ce sont les trois jours qu’elle a passés à Lisbonne, qu’évoque la seconde partie du livre. Trois jours pour reprendre conscience du bonheur d’accomplir les actions les plus simples. « Rafraîchir mes jambes, peler un fruit tranquillement, savourer l’air du soir et les chansons des marins, faire ce qu’il y a à faire dans cette minute unique entre toutes ». Trois jours pour se laisser aller aux sollicitations de l’air des rues, traîner du côté du port de Belèm, entrer dans une église ou un musée, s’asseoir au Brasileira un de « ces vieux cafés hébétés face à la marche du temps, tout d’ors, de miroirs et de bois » que Pessoa fréquenta assidûment. Trois jours pour céder aux voluptés lentes d’une âme venue renouer avec elle-même.
Nous ne savons pas qui se cache sous le nom de Solander, mais ce qui est certain, c’est que la façon qu’elle a d’écrire, d’aller si simplement à l’essentiel, nous touche. Un livre dont l’organisation et le rapport au temps font songer à un sablier. Un livre qui a une chair, une âme, et dont bien des pages ont quelque chose de la beauté des plantes sensitives.
Voyageuse
Solander
Éditions La Bibliothèque
92 pages, 12 €
Domaine français Le vœu de partance
juillet 2005 | Le Matricule des Anges n°65
Les pages très sensibles de Solander arpentent une géographie intime et nous rappellent combien est court le voyage de la vie.
Un livre
Le vœu de partance
Le Matricule des Anges n°65
, juillet 2005.