Il nous faudrait, pour comprendre les destins individuels, contradictoires ou scandaleux, de certains qui eurent 20 ans en 68 puis 40 ans sous Mitterand II, un grand roman, susceptible de pénétrer les consciences et de filtrer le sens de l’Histoire nous ne l’avons pas*. Ou plutôt si mais il fut écrit il y a plus de cent ans, pour une autre jeunesse traître ou trahie : c’est L’Éducation sentimentale. Voilà, ici modestement pastiché, un des axes de l’argumentation de Kundera. Reprenant (mais la répétition chez lui est variation, semblable à la reprise musicale d’un thème, art de la fugue) la thèse de ses deux précédents essais (L’Art du roman, Les Testaments trahis), il souligne l’autonomie, la constante nouveauté du roman, et surtout ses pouvoirs démesurés d’exploration humaine. Bien entendu, cela exige au moins la collaboration attentive du lecteur : nous savons, avec Montaigne, qu’ « un suffisant lecteur découvre souvent dans les écrits d’autrui des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches. »
Il n’y a pas plus suffisant lecteur, perspicace et alerte, « benevolent », que Kundera. Comme un cicérone qui n’hésitera pas, pour agrémenter la visite des glorieux monuments où nous le suivons silencieux, à glisser çà et là souvenirs personnels, blagues et anecdotes, Kundera mêle à ses analyses, toujours aiguës mais jamais pesantes, aphorismes et formules, récits et rencontres. Il applique ici, en fait, une des règles du roman : prendre au sérieux tout ce qui est même le plus dérisoire en apparence, le plus quotidien, le moins épique mais sans se prendre au sérieux. C’est ainsi si l’on veut cerner un peu les îles qu’il visite tout à tour, toutes uniques mais comme reliées entre elles par la continuité discontinue de l’histoire du roman qu’il aborde Cervantès, Flaubert, Tolstoï, Kafka, mais aussi, plus proches de nous, Garcia Marquez ou Fuentes. Pour chacun, pourrait-on dire en parodiant Mallarmé, il s’agit de rémunérer le défaut de la vie : « La vie humaine en tant que telle est une défaite. La seule chose qui nous reste face à cette inéluctable défaite qu’on appelle la vie est d’essayer de la comprendre. C’est là la raison d’être de l’art du roman. » Cervantès, alors, découvre l’amitié improbable et émouvante entre don Quichotte et Sancho, Sterne raconte indéfiniment notre « insignifiance »,Tolstoï, à la fin d’Anna Karenine, approche « la prose du suicide », Stendhal sait, pour laisser advenir l’émotion ou la réflexion, « couper le son au milieu d’une scène », Flaubert éclaire la fantasque Emma Bovary ou le falot Frédéric Moreau de « la douce lueur du comique » des existences flouées qui sont souvent les nôtres…
Bien sûr l’effet secondaire de cette lecture, enthousiasmante et roborative, est de nous inciter à nous replonger, toutes affaires cessantes, dans les romans ici éclairés (des heures miraculeuses nous attendent) mais des questions, également, surgissent (et nous font espérer un quatrième volume qui peut-être y répondra) : qu’en est-il exactement de la question de la langue, est-il si certain que « pour juger un roman on peut se passer de la connaissance de sa langue originale », un roman peut-il être traduit sans perdre de sa substance (si c’est vrai pour Balzac, il ne semble pas que ce soit le cas, en nous en tenant aux auteurs contemporains, pour Simon, pour Millet, ou pour Kundera lui-même !) ? Et qu’en est-il de l’avenir du roman ? Serait-ce, là aussi, l’avenir d’une illusion ? « Si l’Histoire (celle de l’humanité) peut avoir le mauvais goût de se répéter, l’histoire d’un art ne supporte pas les répétitions », donc « un temps peut venir où l’art cessera de chercher le jamais dit et se remettra, docile, au service de la vie collective » comment le romancier peut-il résister, avec quelles armes nouvelles, quelle ambition renouvelée ?
Thierry Cecille
* Lire cependant, à ce propos, le passionnant Mai 68 et ses vies ultérieures de Kristin Ross (Éditions Complexe)
Le Rideau
Milan Kundera
Gallimard, 197 pages, 16,90 €
Essais Babel heureuse
juin 2005 | Le Matricule des Anges n°64
| par
Thierry Cecille
Milan Kundera poursuit son exploration de l’univers romanesque : le revers, plus riche de sens et d’éclat, du monde où les hommes tentent de vivre.
Un livre
Babel heureuse
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°64
, juin 2005.