On sait que l’île est le lieu même de l’utopie. Mais avec le temps les réalités ont inversé cet imaginaire. Après Huxley, Orwell et bien d’autres, Flanagan, venu de la Tasmanie, île au sud de l’Australie, tente de faire d’une colonie pénitentiaire et insulaire du XIXe siècle la plus fantasmagorique contre-utopie.
Spécialiste en antiquités trafiquées, Sid Hammet (on pense à l’auteur du Quichotte) découvre dans un mauvais meuble de brocante un volume couvert de poissons peints et de manuscrits palimpsestes. Ce serait l’œuvre, si ce n’est un faux, du forçat Gould qui vécut vers 1820. Mais, bientôt perdu, il est finalement réécrit en un vaste récit emboîté, par notre premier narrateur obsessionnel et alcoolique. Si l’on imagine que le poisson est à l’origine de l’homme, l’on conçoit pourquoi ce Livre des poissons est la source de tant de convoitises, de rebondissements et d’extrapolations.
S’en suit un roman touffu à mi-chemin du picaresque des aventures maritimes et du conte philosophique borgesien. Avant d’être jugé pour meurtre et finir noyé au court d’une tentative d’évasion, Gould (ou Sid Hammet on ne sait) suscite dans son journal de prisonnier tout un monde fantastique où l’apologue politique le plus sérieux voisine avec les mangeurs d’opium, le célèbre peintre d’oiseaux Audubon, les faussaires et kabbalistes flirtant avec le surnaturel. Enfermé dans une cage qu’envahit périodiquement la marée, le peintre écrivain produit de piètres Constable pour ses gardiens tout en cachant ses poissons et ses textes dans le rocher. C’est l’un des forçats de cette île Sarah qui crut devenir une nouvelle et meilleure Europe. Dans le cadre d’une confession pauvre en dialogue et riche en digressions à la Tristram Shandy, on ne saurait rater la critique féroce du colonialisme britannique et la dénonciation du massacre des Aborigènes.
Au long cours de ce nouvel avatar du réalisme magique, l’horreur, voire la scatologie, chahute avec la beauté la plus raffinée. Le baroquisme, entre pastiche et imagination, qui peut paraître racoleur, est néanmoins prenant. C’est une postmoderne réflexion sur la création divine dévoyée par la cruauté humaine, sur les recréations artistiques et littéraires, les falsifications, servie par un style chatoyant, sensuel, non sans humour, et fortement évocateur.
Richard Flanagan a lu (ou trop lu comme son personnage de Jorgensen dont la bibliothèque s’écroule sur les héros) Melville et Sterne, l’histoire de son île et les auteurs fantastiques latino-américains. Comme un lierre qui envahirait le lecteur on est assailli par les allusions et références possibles, dont L’Île du jour d’avant d’Eco… Certains trouveront cela indigeste et m’as-tu vu, d’autres jouiront du tour de force brillant, ironique et entraînant.
Il faut signaler une fois n’est pas coutume le soin apporté à ce volume. Au lieu du paquet de feuillets collés auxquels nous ont habitué les gros éditeurs, voici une couverture à rabats, des cahiers cousus, douze chapitres aux encres de couleurs correspondant aux ressources de l’écrivain forçat, des poissons imprimés de-ci de-là. Donc une réelle adéquation entre le projet narratif et le livre-objet : « Mon histoire est loin d’être en noir & blanc & donc il se peut que la rédiger en écarlate ne soit pas si peu approprié que ça. De grâce, ne soyez pas horrifiés, comparé à presque toutes les infectes saloperies qui me sortent du corps ces temps-ci, morve verte, pus jaune & jus de merde, mon sang est réellement d’une pureté & d’une beauté parfaites ». On aimerait lire les chefs-d’œuvre dans un écrin de papier qui fasse preuve de ce soin et de cette inventivité propre à la destinée météorique du Livre de Gould.
Le Livre de Gould
Richard Flanagan
Traduit de l’anglais (Australie) par D. et J.-L. Chevalier
Flammarion
368 pages, 23 €
Domaine étranger L’île aux poissons
mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61
| par
Thierry Guinhut
Grâce à l’imagination de Richard Flanagan, une anti-utopie autour d’un forçat peintre change son lecteur en écrivain surcultivé.
Un livre
L’île aux poissons
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°61
, mars 2005.