Pendant les mois de décembre 2002 et janvier 2003, Jean Rolin séjourne à Bethléem et dans d’autres localités de la région dans le but d’écrire quelque chose sur les chrétiens de Palestine. Le bonhomme n’est pas tombé de la dernière pluie. Les campagnes bosniaques, largement sillonnées, l’ont endurci. Il sait qu’un tel projet risque d’être fraîchement accueilli, susciter plus de méfiance que de sympathie.
En novembre, un attentat-suicide a causé la mort de onze personnes à Jérusalem. L’auteur de l’attentat étant originaire de Bethléem, l’armée israélienne occupe à nouveau la ville. Les chrétiens se sentent menacés de tous les côtés. Les habitants sont peu enclins à parler à un homme qu’il considère au mieux comme un « fouille-merde », au pire comme un espion israélien : « « Ils sont habillés comme nous », fit-il remarquer, et j’étais habillé comme lui, c’est-à-dire, de mon point de vue, comme tout le monde. Il insista aussi sur le fait que j’étais là depuis longtemps ». Les rares propos reflètent le discours convenu des autorités religieuses catholiques et orthodoxes qui estiment que leurs communautés vivent en bonne harmonie avec les musulmans fermant les yeux sur les exactions dont sont victimes certains des leurs dans les territoires et rendant responsables Israël et l’Amérique de tous les maux de la terre. Interrogé à ce sujet, le père Maroun, directeur du séminaire latin de Beit Jala, pousse le bouchon jusqu’à professer que les chrétiens de Palestine sont « de culture musulmane », ou que « le dialogue islamo-chrétien le plus sérieux, le plus profond » est celui qu’il entretient avec le Hamas. Tandis que pour le vieux prêtre orthodoxe de Taybeh, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : « Derrière chaque problème que le monde a connu, vous trouverez toujours le doigt des juifs. Ils sont si opiniâtres qu’ils se sont querellés même avec Dieu ».
Rolin, lui, ne cache pas son amertume : « Une des choses qui me gênent, en Palestine, c’est qu’il manque trop souvent aux récits certaines pièces indispensables à leur compréhension ». Et c’est là que le livre devient passionnant : peu à peu, Rolin se laisse dépouiller, déposséder du projet initial. D’un livre sur les chrétiens, nous avons soudain affaire au carnet de bord d’un homme en proie aux doutes, qui se dit qu’il fait peut-être fausse route, qu’il se mêle de quelque chose qui ne le regarde pas. Rangeant ses grandes ambitions, Rolin se « contente » alors de décrire ce qui nourrit son quotidien. Les clopes, incessantes. L’arrière des taxis où il subit le tube de Las Ketchup. La résidence d’Arafat réduite aux dimensions d’un pavillon de banlieue par les destructions successives. Le vent violent qui soulève autant de tourbillons de poussière que de sacs en plastique. Le père Raed qui se lance dans de véritables panégyriques pour fourguer les stocks d’huile d’olive accumulés par ses paroissiens.
Le livre pourrait tourner à l’obscénité, « aux tribulations de Roro en Palestine », il s’avère lumineux. Car, il y a du Nicolas Bouvier chez Jean Rolin : la même façon de se laisser plumer par la route, la même faculté à saisir une atmosphère. Ainsi, lorsque mécréant installé chez les sœurs franciscaines, il fait volontairement durer un roman de Jane Austen : « Souvent je m’emmerdais. Je tournais en rond dans ma chambre en attendant que le ciel, d’une manière ou d’une autre, s’éclaircisse. Les sœurs m’avaient procuré un petit radiateur électrique devant lequel, à l’instar du marchand de souvenirs, je pouvais me chauffer les pieds toute la journée, si je le souhaitais ».
Ceux qui se souviennent des corbeaux de Campagnes, tournoyant au-dessus d’un contrôle de milice sur une route de Bosnie ou des laissés-pour-compte du périph de La Clôture, ne seront pas déçus. Les autres, adeptes de l’analyse politique à tout crin, peuvent passer leur chemin.
Chrétiens
Jean Rolin
P.O.L
220 pages, 18 €
Domaine français En terre ceinte
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Emmanuel Favre
Jean Rolin délivre d’un séjour en Palestine un récit passionnant. Ou l’art de faire de la littérature à partir d’un constat d’échec.
Un livre
En terre ceinte
Par
Emmanuel Favre
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.