Nous sommes dans un train, c’est la nuit et le feu tombe du ciel, depuis les bombardiers pris dans les croix des projecteurs de la DCA. Nous sommes dans l’obscurité totale, corps à corps, tenus les uns contre les autres, les uns sur les autres, ankylosés, cuisses contre cuisses, une femme est là, contre nous, des soldats ont sorti leur sexe, les bombes tombent, la sueur, les cuisses contre les cuisses, l’obscurité, c’est la guerre.
Nous sommes dans un hôpital, « ce pays est un immense hôpital », le général prend un bain de boue, les corps des soldats s’entassent dans les couloirs, un trou dans le mur vient présenter une image rouge de la nuit : la ville là-bas flambe et le général téléphone à une call-girl peut-être. Il veut qu’elle se caresse, elle dit oui mon général, oui mon général, oui mon général. C’est la guerre.
Nous sommes devant la gare, un soldat sans chaussures face à un officier qui « parle un rien, rit un rien, frappe un rien. Il frappe l’homme au visage de plein fouet, comme ça : et un et deux, et l’homme crie quelque chose, gueule quelque chose dans une langue que personne ne comprend, pas ici », ça saigne un peu, c’est la guerre.
Écrit en 1968, Orchis militaris est une glaise de mots, scandés, malaxés, ressassés, répétés ; un cauchemar halluciné et obsessionnel quienchaîne les voix, plonge les corps dans la boue. Qu’elle soit thérapeutique ou qu’elle vienne des fossés près des rails, les corps y plongent, s’y mêlent et les voix aussi. On ne sait plus qui est qui, qui parle. C’est la guerre, il n’y a plus d’homme, plus de femme. Il y a des soldats, il y a des corps et ce n’est peut-être que de la viande. On prie, on psalmodie et les croix dans le ciel sont aussi bien des croix de cimetière que des objets de culte puisque la guerre est aussi une religion. Elle vise à l’anéantissement de toute l’humanité, à la disparition de tout individu.
Si l’on perçoit, dans ce magma intense, quelques figures qui se détachent comme celle d’un soldat déserteur dont la seule pensée cohérente vise à retrouver un enfant (le sien ?), la narration agit comme le pinceau d’un peintre ivre qui mélangerait toutes ses couleurs, tuant dans le marron sombre la singularité des rouges, des bleus, des jaunes.
Ivo Michiels, écrivain né en 1923 à Anvers, a voulu fondre chacun dans une absence d’identité, dans un même destin incohérent et absurde. L’écriture n’offre dès lors qu’une vue confuse, nocturne, de ce qui se joue dans cette nuit vue simultanément sous plusieurs angles. Des scènes appartiendraient sans peine à un théâtre de l’absurde, beckettien, où l’homme, définitivement perdu, radote et énumère dans des phrases onanistes ce qui le rendrait encore, peut-être, humain. Cette insistance à saccager, jusque dans la scansion, tout espoir de Rédemption, dégage une puissance folle de la langue, monstrueuse dans le fait même qu’elle semble engloutir chaque protagoniste, le dépasser, l’enfouir sous terre.
Il est alors regrettable que le travail éditorial ne soit pas à la hauteur d’un tel texte. La traduction aurait nécessité pour le moins d’être relue, on aurait évité qu’un « envoisinants (sic) » n’avoisine un « ne fusse (sic) », ne fut-ce que pour ne pas rajouter au chaos voulu par l’auteur, une confusion que les coquilles nombreuses agacent.
Orchis militaris
Ivo Michiels
Traduit du néerlandais par
Koenraad Tommisen
Comp’act
122 pages, 16 €
Domaine étranger C’est joli, la guerre
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Thierry Guichard
C’est à une peinture du chaos que s’est livré Ivo Michiels en 1968. De son obsession de la guerre, il a fait une parabole terrifiante de la condition humaine. Violent.
Un livre
C’est joli, la guerre
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.