Ouvrir le dernier livre de Richard Millet c’est retrouver la grande nuit des maudits, des solitaires, des innocents, et ce coin disgracié de Haute-Corrèze avec ses « gourles », ses « fadards » et ses existences noires que nous ont fait connaître La Gloire des Pythre, L’Amour des trois sœurs Piale et Lauve le pur. Un pays d’eau et de forêts, de granit et de ciel ; des lieux peuplés d’ombres et de fantômes, un monde où le secret, le silence, la solitude et les histoires qu’on raconte évident la réalité jusqu’à la rendre quasi légendaire « car c’est un peu la même chose, n’est-ce pas, ce qui a eu lieu et ce qu’on raconte : l’épaisseur d’une voix, ce temps qui se ramasse dans la bouche, le temps devenu salive, air et sang… ». Des histoires de désir et de sacrifice, des vies désaccordées. Des purs, des déchirés, des simples comme ce Pierre-Marie Lavolps, natif de Siom « où on n’a jamais rien fait comme tout le monde », comme Thomas Lauve, comme Sirieix, comme Céline Soudeils. Il est beau, trop beau, sans doute ; il vit dans l’innocence sans pour autant être un demeuré. Un ange qui a la beauté du diable, qui fait rire autant qu’il fait peur. Son étrangeté fascine, son ombre hante les discours comme les pensées et les désirs. « Mais savaient-elles, ces filles de Siom, ce que c’est que l’homme et son désir ? Comment auraient-elles pu savoir que ce désir-là est une chose simple, presque stupide, mais étrange, irrépressible et violente lorsqu’il est séparé de l’amour ? » Attraction-répulsion tant le renard tapi dans son nom fait croire qu’une bête vit en lui, une bête qui aurait « fait son terrier dans son innocence ».
Imprévisible, paroxystique, capable d’apprendre, à douze ans, des passages entiers du Cantique des Cantiques pour clamer sa passion. « Nous attendions le moment où Pierre-Marie dirait sa poésie ? Il était semblable à ce qu’il était d’ordinaire, nous regardant comme si nous nous étions trouvés de l’autre côté d’un grand fleuve, et même un peu plus loin. Et nous les regardions, lui et Christine Ralé, qui s’était mise à rougir avant même que Pierre-Marie ait ouvert la bouche pour réciter ce qu’il n’avait pas trouvé dans le livre de lecture mais dans la Bible ». C’est ainsi qu’il se verra rapidement impliqué dans une histoire d’amour doublée d’une affaire d’honneur qui finira tragiquement. Car, quelques années plus tard, quand celle à qui il avait si magnifiquement déclaré sa flamme, fut retrouvée violée et assassinée, il devint évident pour tous que le coupable ne pouvait être que lui.
Ce sont les jeux d’échos et de miroir de cette insaisissable vérité (« Ce qu’on croit savoir a valeur de vérité quand c’est toute une communauté qui s’accommode des apparences », quand la justice « n’est pas ce qui est juste mais ce qui convient au plus grand nombre tout en ménageant les secrets de chacun, fût-ce au prix d’une injustice ») ; ce sont les différentes versions du drame qu’orchestre la voix narrative. Une voix qui se donne constamment à entendre -« dit ma mère », car c’est elle qui raconte-, et dont le liant, la coulée, l’oralité et le sens du contrepoint imposent une présence, un rythme et une tension qui participent autant de l’émotion propre à l’écoute musicale que des vertiges liés à l’innommable qui se terre dans tous les sous-entendus.
Faire de la littérature à partir des formes défigurantes de la violence, oser quêter l’inatteignable vérité que cache toute cruauté, regarder le mal ou la maudissure en face, interroger l’invisible de la chair et des sens, n’est déjà pas chose facile, mais réussir leur assomption en langue est très rare. C’est pourtant ce que réussit à nouveau la prose lumineuse de Richard Millet.
Le Renard dans le nom
Richard Millet
Gallimard
128 pages, 11 €
Domaine français Les voix d’ailleurs
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Richard Blin
Une jeune fille assassinée, un innocent prisonnier de son nom, et la musique envoûtante d’une écriture : Richard Millet orchestre d’insondables et lumineux vertiges.
Un livre
Les voix d’ailleurs
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.