Sans doute ne faut-il pas lire séparément Jeux de dames et Les Perdants magnifiques, deux récits de Leonard Cohen respectivement datés de 1963 et 1966. Le premier relate la très amoureuse et très innocente déambulation canadienne d’un jeune homme ébloui, ravi par quelques corps féminins. La splendeur de ces corps, leur singularité aussi, mêlée à la beauté des parcs, des étangs, de la ville, est décrite avec respect et tendresse. Et leur possession ne s’accompagne d’aucune passion triste ou violente : Socrate, dans Le Banquet, disait lui aussi que « plusieurs beaux corps sont plus beaux qu’un seul » et que « la beauté d’un corps est sœur de la beauté d’un autre corps »… Mais à travers quelques images lumineuses et simples, brèves et rythmées comme une chanson, une pointe de tristesse apparaît. Que s’est-il donc passé ? L’intuition d’une impuissance à rester dans le vert paradis ?
Éros est devenu le sexe, et la beauté mortelle. Les « perdants magnifiques » sont « consumés de déraison » dans un vaudeville à trois. Ils s’engloutissent dans l’obsession sexuelle, méticuleusement anatomique, irrépressible. Ils poursuivent l’érotisation maximale de toute chose, entretiennent une sorte de délire new-age gonflé de spiritualité : tout cela nous vaut des évocations hallucinées, des broderies érotiques d’une étonnante invention maniériste, des cataractes verbales impossibles à tarir. De ce bric-à-brac démodé se dégage toutefois une incontestable puissance ; un soupçon de simplicité ou d’honnêteté en plus, et Cohen livrait là une vraie tragédie, celle de sa génération.
LEonard Cohen
Jeux de dames
et Les Perdants magnifiques
Traduits de l’anglais par Michel Doury
288 et 304 pages, 23 € chacun
Christian Bourgois
Domaine étranger Suzannes
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Gilles Magniont
Des livres
Suzannes
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.