Frédéric meurt par les os, lentement, horriblement. Il meurt en rébellion, incapable de tolérer le « petit ossuaire » de son corps dégradé. Incapable aussi de s’apitoyer sur ce paquet de chair qu’il promène, dans la « limousine chromée » d’une chaise roulante, à travers les couloirs d’un hôpital encombré de calamités. Frédéric dépérit, le ventre dévoré par le cancer, et il hurle son refus de coopérer. À presque 17 ans, Frédéric n’intrigue pas avec la camarde, ni avec la duperie d’une miraculeuse guérison. « Je souhaiterais juste crever comme un chien, mais je devrai me contenter de crever comme un homme, ce qui est quand même un bel effort ».
Indocile et ironique, presque fasciné par l’échéance, l’adolescent ne s’agrippe à aucune de ces corniches, morales ou spirituelles, qui ralentissent une chute dans l’abîme : la pitié tardive, la traîtrise de la sollicitude, l’illusion d’un hypothétique au-delà. « Je ne ressens pas le besoin d’être sauvé, vu que je ne vois pas de quoi on me sauverait. Après tout, la mort n’est pas un vice : c’est juste un passe-temps comme un autre. » Seule l’écriture en cachette de quelques poésies, signées du pseudonyme Métastase emprunté au poète italien Pietro Trapassi, dit Metastasio et la compagnie de ses compagnons de mouroir, apaisent le désespoir de Frédéric. « Vaincu d’avance », retranché « un peu derrière les choses », Frédéric est un Antéchrist à la terrible clairvoyance, un infortuné qui « descend tout seul au fond des ténèbres », hors de portée de ses proches. « Ceux qui me visitent tremblent jusqu’au bout des doigts et sont tellement désorientés qu’ils sont certainement sincères, et ça m’attriste de les voir pénétrer dans ma chambre sans trop savoir où mettre les pieds ni où asseoir leurs malaises. »
Récit des dernières semaines d’agonie, Du mercure sous la langue procède d’un consciencieux sabotage. À travers le monologue rageur de Frédéric, observateur de sa déchéance, l’écrivain Sylvain Trudel dénonce avec une même férocité les ravages de la décrépitude et le simulacre de la vie. « Tu ne peux même pas t’imaginer ce que c’est que d’ouvrir l’oeil, le matin, en ayant encore en soi ce vieux réflexe de bonheur, puis de se rappeler soudainement qu’on est condamné. » Ce sont ces ultimes matins, préludes à des journées de détresse et de dédain, que Sylvain Trudel décrit dans un style âpre, radical. Paradoxalement, une lucidité brutale émane du sombre calvaire de Frédéric, comme si l’adolescent sacrifié accédait à une conscience qu’il ignorait jusque-là. « Mes proches sont de pauvres innocents et j’éprouve pour eux une pitié douloureuse, car ils ne savent pas que le monde des apparences les trompe sans mal. » C’est ce discours poignant et contrasté, au pessimisme extrême tempéré parfois par de brefs rappels de bonheur, intuitifs et dérisoires, qui donne sa force au livre de Sylvain Trudel.
Né en 1963 à Montréal, auteur de livres pour la jeunesse depuis 1995 (Le Monsieur qui se prenait pour l’hiver, etc.) et d’un recueil de nouvelles (Les Prophètes, 1996), Sylvain Trudel signe avec Du mercure sous la langue son quatrième roman pour adultes. Publié en 1986, Le Souffle de l’harmattan (réédité aux éditions Typo l’an dernier) lui avait permis de remporter le Prix Molson de l’Académie canadienne-française des lettres. Son mercure sous la langue est un fiel amer et violent, tragique comme une vie soldée.
Du mercure sous la langue
Sylvain Trudel
Les Allusifs
130 pages, 14 euros
Domaine français La mort apprivoisée
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Pascal Paillardet
Dans un roman intense, au fiel amer et violent, Sylvain Trudel visite la conscience révoltée d’un jeune adolescent condamné par la maladie. Un texte d’une lucidité brutale.
Un livre
La mort apprivoisée
Par
Pascal Paillardet
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.