Dans son admirable Utopie et désenchantement, Claudio Magris fait remarquer avec justesse l’excessif usage littéraire des mots « dérangeant » et « provocant », appliqués à des livres ou à des écrivains qui se révèlent finalement des plus bénins, des mieux intentionnés.
Tel n’est certes pas le cas d’Imre Kertész (né en 1929) et de son dernier roman à paraître par chez nous. Qu’on en juge : revenant sur le refus des éditeurs hongrois, au temps du totalitarisme, de publier Être sans destin (Actes Sud, 1998) où il témoignait de sa déportation en tant que juif au camp de Buchenwald, l’auteur hongrois persiste et signe dans ce registre aussi grinçant qu’éblouissant qui distingue ses ouvrages de tout le genre concentrationnaire. La terrible page que Jorge Semprun consacra dans Le Grand Voyage (Gallimard, 1963) à certaine dignitaire nazie qui fit confectionner un abat-jour avec la peau de son amant prisonnier, lui inspire ici non seulement le commentaire que cette monstruosité « découle de l’essence même de ce monde » mais aussi, en conséquence, que la tortionnaire était « dans son rôle », au même titre qu’un détenu rebelle. « J’ose à peine poser cette question latente mais incontournable : finalement, quelles mains avaient fabriqué les presse-papiers à partir de têtes, les abat-jour et le reliures de livres en peau humaine tannée ? » Voici qui ne manquera pas d’aviver l’odeur de soufre et de souffrance qui flotte autour de l’oeuvre d’Imre Kertész, l’une des plus hautes du temps présent, l’une des plus terriblement ambitieuses, aussi, dans sa modestie revendiquée : « J’ai une ou deux anecdotes et quelques souvenirs personnels, comme tout le monde. Qu’est-ce que cela signifie ? À une température adéquate, ils se fondent dans une masse commune sans laisser de traces, ils s’unissent avec le matériau inépuisable qu’on produit dans les hôpitaux et qu’on fait disparaître dans les fosses communes ou, dans le meilleur des cas, dans la production. En recherchant mes origines, je ne vois qu’une colonne compacte, sans fin : la marche de mon siècle. »
Ces considérations alternent avec des envolées férocement misanthropes, entre autres à l’adresse de celui qui est véritablement un loup pour l’homme, du plus impitoyable prédateur de notre époque : « Il existe un être à première vue parfaitement inoffensif (…) Mais s’il se niche à ton insu dans ton oreille, il commence à se développer, il éclôt, et j’ai déjà vu des cas où il avait atteint le cerveau, l’avait envahi et continuait à proliférer comme ces pneumocoques qui pénètrent par la truffe des chiens. Cet être, c’est le voisin. L’Être sans silence. Ce n’était ni une femme, ni un homme, ni un animal, encore moins un être humain. Le vieux l’appelait Oglütz. »
Notre écrivain, expert dans l’art de la digression et du contre-pied, exhume un texte de jeunesse, roman dans le roman, qui constitue la seconde partie de l’ouvrage. Son compatriote Ferenc Karinthy avait imaginé dans Épépé (Denoël, 1999) l’un des plus terrifiants mauvais rêves de la littérature : celui d’un linguiste, polyglotte échoué dans un pays inconnu et terrifiant d’inhumanité dont il ne parvient pas à comprendre la langue ni même à déchiffrer l’alphabet. Imre Kertész conçoit pour sa part le cauchemar inverse : celui d’un homme qui arpente sa cité natale et ne la reconnaît pas dans le miroir totalitaire : « Il marchait dans une ville étrangère dont il connaissait néanmoins les moindres recoins. »
Le Refus
Imre Kertész
Traduit du hongrois
par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba
Actes Sud
352 pages 149 FF (22,71 €)
Domaine étranger Celui à qui on a dit non
septembre 2001 | Le Matricule des Anges n°36
| par
Eric Naulleau
Imre Kertész réunit un roman de jeunesse et une chronique de la vieillesse : le livre-bilan d’une existence placée sous le signe de la tyrannie.
Un livre
Celui à qui on a dit non
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°36
, septembre 2001.