Les grands artistes échappent souvent à leur spécialité : Picasso a pondu Le Désir attrapé par la queue et Kandinsky les superbes poèmes de Klange (Christian Bourgois, 1987). Dans le domaine musical, les proses de l’ésotérique Satie connaissaient depuis longtemps la célébrité pour leur joviale bizarrerie quand le pianiste allemand Alfred Brendel fut atteint à son tour de démangeaison poétique. Né en 1931, Brendel a publié en 1982 et 1994 chez Buchet-Chastel un double témoignage sur l’interprétation musicale. Il offre aujourd’hui des Poèmes où s’expriment les libres fantaisies d’un esprit farfelu, pour ne pas dire dérangé : « censés nous voulons l’être/ pratiquement insensés/ sensuels/ bien que pleins de non-sens. »
À l’évidence, l’artiste se défoule, exprimant sans fard ses névroses, ses obsessions jusqu’au délire assassin. Les spectateurs bruyants se le tiendront pour dit. Il est impossible d’établir la liste des créatures qui peuplent le livre : farfadets, dieux aux oreilles rouges, Brahms fantomatique, Mozart assassin de Beethoven, des idées-nénuphars, la confrérie des vomisseurs et des cannibales pour faire bonne mesure. Mais le bric-à-brac déconcerte. Trop de coq-à-l’âne teintés d’humour gauche, de banales pitreries sapent de beaux textes. En outre, des retours à la ligne gratuits sabordent certains poèmes en vers quand ils auraient fait l’affaire en prose.
Cependant Brendel joue crescendo avec, en guise de note bleue, une sarabande savoureuse de « Petits diables », des propos sur la création, la musique, le son, le stress de l’interprète avant la représentation, le doute de l’artiste et quelques pièces brillantes : « Penché au-dessus de moi-même/ je vois/flou/ mon visage étranger/ réceptacle du doute/ chronique de l’oubli/ pierre à meuler du souvenir décevant/ au-dessus duquel le souffle de l’eau/ passe indifférent. » On le voit, son recueil ne manque pas d’intérêt.
POÈMES
ALFRED BRENDEL
Traduit de l’allemand
par Olivier Mannoni
Christian Bourgois
300 pages, 130 FF (19,82 o)
Poésie Le défouloir de Brendel
août 2001 | Le Matricule des Anges n°35
| par
Éric Dussert
Un livre
Le défouloir de Brendel
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°35
, août 2001.