À côté de José Angel Valente, récemment décédé, Antonio Gamoneda est une des grandes voix de la poésie espagnole contemporaine. La découverte de son œuvre a tardé dans son propre pays et la France ne bénéficie que depuis peu de plusieurs traductions : Pierres gravées (traduction de Jacques Ancet) chez Lettres vives et Le Livre du froid (traduction de Jean-Yves Bériou et Martine Joulia) chez Antoine Soriano éditeur. Signalons aussi des mêmes traducteurs (à dénicher) un petit ouvrage des éditions Myrddin Cahier de Mars. Blues castillan, un des premiers ouvrages de ce poète né en 1931 et qui a passé la quasi-totalité de sa vie à Leon, est à paraître aux éditions La Passe du vent.
Le présent ouvrage, Froid des limites, a été composé avec le peintre Antoni Tapies. Il s’agit à l’origine d’un livre d’art (titre espagnol : ?Tu ?) qui, écrit Jacques Ancet, traducteur de ce livre bilingue, « fait allusion à un inaccessible moi, incompréhensiblement vivant, inexplicablement spéculaire et mortel. Le titre indique aussi l’étrangeté du dialogue lui-même entre les auteurs. »
La rencontre est parfaite : à la voix âpre du poète, aux images de rocaille et de sang, répondent les croix ocre, les traces originelles du peintre. Un dialogue se fait où la pensée donne à voir, et la vue à entendre. Ronde de sons et de sensations, Froid des limites mélange l’empreinte de l’invisible aux cris immédiats des hommes. « Tu flaires les linges humides, tes acides. Voilà ce qui reste de toi, une épaisseur vivante./ Tu vois le miroir sans mercure. Il n’est que du verre noyé dans l’ombre et à l’intérieur il y a ton visage. Tu es/ ainsi à l’intérieur de toi-même. »
La poésie de Gamoneda recèle des préparations étranges qui sont celles des alchimistes, mixtures d’autant plus étranges qu’elles semblent infuser dans le poème, délivrer saveurs et couleurs, mais aussi, portées aux lèvres, agir en poisons ou antidotes.
Une folie règne ainsi, dont on ignore toujours si elle vient aider l’homme à dépasser une enfance prisonnière de la nostalgie ou si elle va s’inverser et découvrir derrière son image une terre où l’on peut vivre : « Celles qui sont grandes dans ton enfance : elles sentent la lessive et l’amour./ Celles qui reposent sur les tiennes, douces en leurs cartilages embrasés./ Tu crains celles qui descendent dans l’ombre rectale, celles qui sont froides sur les bleus réseaux des paupières. » Ces mères jamais nommées sont parmi les figures tutélaires de la poésie de Gamoneda. Elles incarnent, désincarnées, une Espagne saignant encore (à jamais ?) de son passé, guerre civile et passions meurtrières. Elles-mêmes sont la liquidité de ces breuvages que nous évoquions : mêlées au sang des morts, enlisées dans la terre sur laquelle l’enfant devenu homme marche.
Car ces poèmes racontent un corps d’homme, déchiré entre une enfance perdue et une vieillesse proche, succession immédiate à cette enfance révolue. Froid des limites est un livre d’icônes, la rencontre de deux artistes uniques qui, l’espace d’un instant, accordent leurs instruments jusqu’à ce que le silence soit enfin entendu.
Froid des limites
Antonio Gamoneda
Antoni Tapies
Traduit de l’espagnol par Jacques Ancet
Éditions Lettres vives
70 pages, 95 FF
Poésie Noce de sang
avril 2001 | Le Matricule des Anges n°34
| par
Marc Blanchet
Le peintre Antoni Tapies et le poète Antonio Gamoneda composent à quatre mains Froid des limites, livre aux images de sueur et de poussière.
Un livre
Noce de sang
Par
Marc Blanchet
Le Matricule des Anges n°34
, avril 2001.