Ballotté par l’Histoire, Soma Morgenstern a vu son œuvre d’abord publiée à Berlin, puis aux États-Unis, et à nouveau en Allemagne au milieu des années 90. À Paris en 1934, aux côtés de Joseph Roth, il soumet ses écrits à ses amis artistes qui l’encouragent à poursuivre dans cette voie. En exil aux États-Unis en 1941, il parachève ce qui deviendra sa trilogie dont le premier volume s’intitule Le Fils du fils prodigue. Baignant dans le monde artistique de l’époque, il disserte avec Robert Musil, Stefan Zweig et épouse Ingeborg von Klenau, la fille d’un compositeur danois.
Alors qu’il décrit la vie d’un monde paysan, il ne peut s’empêcher de faire référence à ce qu’il connaît le mieux et prête à son personnage principal, Albert, des propos et des traits de caractères qu’il aurait très bien pu tirer de ses propres expériences. « C’était, comme Alfred s’en rendit compte aussitôt avec son sens de la musique, une phrase vocale, qui évoquait d’une manière étonnante la manière dont les musiciens d’avant-garde traitaient la voix humaine dans leur composition ». Phrase insolite dans la bouche de cet Alfred, qui certes a vécu à Vienne, ville de l’art par excellence dans cette Europe du début de siècle, mais dont les références culturelles semblent en sommeil tout au long du récit. Recueilli par son oncle, dans le village de Dobropolje, Albert, éduqué en dehors de la foi juive, doit s’intégrer à une communauté juive pratiquante et respectueuse des traditions israélites. Son père l’a toujours éloigné de son patrimoine religieux. L’arrivé de ce goy met tout le monde dans l’embarras. Il doit absolument devenir un juif « dans les formes », c’est-à-dire, être circoncis. « L’accomplissement du plus important des commandements n’est pas une vétille, car c’est par lui que l’Alliance nous est donnée : l’alliance avec Dieu, l’alliance avec la terre, avec Eretz Israël ».
Si l’oncle représente l’observance des règles, les travaux de l’esprit et l’abstraction, le régisseur Jankel, qui prend également soin d’Albert, juif pratiquant occasionnel, renvoie au travail de la terre, à la force physique, au pragmatisme paysan. Albert se partage entre ses deux tendances, qu’il finit par apprécier pour leurs atouts respectifs. Devenant un fidèle connaissant ses prières, il acquiert aussi un savoir-faire populaire : faucher, moissonner, travailler de ses mains.
L’évocation de la campagne, idyllique au début, vole en éclats lorsque le citadin abandonne les clichés qui lui ont été transmis à la ville. « Il serra des mains lourdes, dures et sèches comme le bois. Il vit… des visages sillonnés de rides, cuits de soleil… des yeux francs, tranquilles et bons ; des yeux plissés, rusés, méfiants » devient « Le paysan pauvre (qui) a moins de peine à mourir parce qu’il n’a pas eu la vie facile. Plus lourd le vivre- plus léger le mourir ». La crainte de commettre des blasphèmes le pousse à poser sans cesse des questions, toujours prétexte, pour ses précepteurs à quelques paraboles, véritables parenthèses dans le roman, mais aussi occasion de décrire, aux côtés des mœurs paysannes, la manière dont vit la communauté juive. L’« idylle » romanesque entre Albert et une belle villageoise y apparaît anecdotique.
Entre propriétaires fonciers et simples agriculteurs, juifs et chrétiens, pratiquants et non pratiquants, la tension est sournoise, mais bien réelle. La violence n’est pas loin. « L’enfer n’est pas l’œuvre de Dieu. Il est écrit : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… L’enfer est l’œuvre des hommes, pauvre de moi », conclura Albert, débarrassé de toutes ses illusions.
Domaine étranger L’enfer, c’est les autres
avril 2001 | Le Matricule des Anges n°34
| par
Franck Mannoni
Dans le deuxième volet de sa trilogie, Soma Morgenstern confronte deux communautés, l’une chrétienne, l’autre juive. Entre cohabitation et affrontement.
Un livre
L’enfer, c’est les autres
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°34
, avril 2001.