Les textes qui composent Histoire de réussir nouent souvent la gorge. On regarde Russel Banks dérouler, avec assurance et détermination, cette lourde bobine de barbelés que pourrait être la condition humaine. On a la sensation qu’il pourrait en tirer des fils à l’infini. Le regard est froid et exact, les moments de vie dévoilés par le texte toujours choisis avec soin pour constituer un drame irrémédiable, à l’image de ce père, dans Reine d’un jour, qui décide de quitter le foyer familial parce qu’il s’y conduit mal : « À côté de lui deux valises, et, devant, une tasse de café qu’il remuait lentement avec une cuillère. Il avait les yeux rouges et remplis d’une humeur dense, comme presque toujours le dimanche matin après les beuveries de la veille au soir -le genre de choses que les enfants connaissaient bien. » La puissance de feu de l’écrivain tient d’abord à la précision de son regard. Chaque objet est à sa place et aucun détail oublié. L’œil de Banks se pose lentement. Comme une caméra, il détaille en un gros plan interminable, les corps d’hommes à jamais sur la brèche. L’image qui nous est donnée est nette et implacable.
Sans pouvoir être considérés comme des éléments relatifs à une même histoire, toutes les nouvelles de ce recueil parviennent à se répondre. C’est parfois le prénom d’un des personnages ou une situation qui vient rappeler ce qu’on a lu précédemment, mais la relation est toujours établie avec beaucoup de finesse, comme si les textes continuaient de résonner et ne se décidaient pas à finir. Impossible pour autant d’attribuer à ces nouvelles une allure de roman, mais elles possèdent bien ce ciment qui fait défaut le plus souvent aux recueils de textes courts.
Ces « Success Stories » -l’ironie contenue dans le titre original est bien plus claire que celle de sa traduction française, constituent des instants de vie tirés d’un moule touours identique, celui d’une société américaine qui ne laisse aucune place à l’échec. Et pourtant, c’est de la faille que les personnages de Russel Banks tire leur beauté, leur profonde humanité.
Histoire de réussir apparaît d’emblée comme une forme de règlement de comptes, une série de protestations dans lesquelles l’écrivain cloue au mur une certaine hypocrisie américaine qui pousse les êtres au malaise et à la frustration. « Je voulais prendre ma revanche sur toutes ces lycéennes catholiques qui avaient dit “Stop”, et je n’avais pas été plus loin, tous ces plongeons dans la passion qui avaient été gelés en d’impossibles positions, immobilisés au-dessus de sièges de voitures, sur des canapés, des banquettes, des moquettes de salon, des serviettes de plage et des hamacs, sur tous ces coussins tachés de sperme jetés sur le revêtement ininflammable de sous-sols en boiseries de pin. »
Paumés, fils de famille décomposée, ouvriers alcooliques, la nébuleuse de Banks est vaste et ses personnages souvent proches de l’univers du roman noir. Sociale, contestataire, l’œuvre de l’écrivain choisit l’angle d’un désespoir collectif pour aller jusqu’au fond de l’individu. Le résultat est bouleversant de vérité et de compassion.
Histoire de réussir, de Russel Banks
Traduit de l’américain par Pierre Furlan et Pascale Musette
10/18 - 194 pages, 41 FF
Domaine étranger L’erreur est humaine
avril 2001 | Le Matricule des Anges n°34
| par
Benoît Broyart
Russel Banks offre un recueil de nouvelles poignant d’humanité où les textes se répondent et laissent la part belle à l’échec.
Un livre
L’erreur est humaine
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°34
, avril 2001.