Écrire, c’est aussi combler un vide. Vide perçu parfois comme un manque originel, voire un membre amputé, à la fantomatique présence. Écrire, c’est retrouver cet espace perdu, ce déficit d’âme. L’auteur de ce premier roman si abouti qu’il en demeure suspect, intègre ces préoccupations, en y ajoutant quelques variantes. Sa démarche étant de découper, « lotir » le corps de son héros jusqu’à atteindre l’état de pépin et de l’atomiser de par le monde, et ce, dans la plus extrême, la plus épique des jubilations.
Faussaire, le héros de Veuves au maquillage l’est jusqu’à la substantifique moelle, « Ni plagiaire ni nègre, ni cet entre-deux mi-chair mi-poisson qui peut-être, fait la fortune de certains polygraphes… : il y a de la fausse monnaie à l’origine de mes travaux d’écriture », son art se révèlant si performant qu’il arrive à inventer de nouveaux décrets au Code de Santé Publique.
Mais l’ennui, la solitude constituant des pousse-au-crime conséquents, il en vient à imaginer enquêter sur sa propre mort, n’arrivant toutefois pas à résoudre ce singulier dédoublement. De coupures de journaux, en filatures discrètes, il se lance à la recherche de veuves assassines et cependant relaxées. Six au total, (la longue, la brève, l’accentuée, la morte, la muette ou la favorite) qu’il voit séparément et dont les mains expertes pourraient le trucider. « Fantasque comme peut l’être une ressuscitée, la veuve morte aurait pu, devant ses tisanes, m’entretenir des heures entières sur le voyage macabre effectué par son âme, ou par le morceau de chiffon informe qui lui tient lieu de moi surnaturel… » En vain. Les réunissant, il finit par les persuader de le découper vivant en de minuscules morceaux. S’instituant greffier de son propre démembrement, il consigne ses impressions. Les morceaux, eux, sont envoyés à tous ceux qui par le passé se sont offerts les services du héros, puis à toutes « les figures de la contrariété ou de l’affligeance ou de la superbe injustifiée ».
Farce macabre, anarchiste, ce roman surprend par son étonnante virtuosité. L’imagination de l’auteur et son plaisir d’écrire submergeant tout, compensant ainsi une intrigue relativement mince et certaines longueurs.
Les jeux sur la langue (forme et sens) y sont multiples et incessants. « Parfois des petits boulots conformes à mon penchant pour la fraude me permettent de gagner trois sous honnêtement : comme ces traductions monolingues, du français au français, que commandaient les services du néologismes attachés à l’Académie (ce genre de commission où l’on décide que glamour-stock se dira valeur-vedette). » Le style, classique (longues phrases en volutes dans lesquelles s’intercalent maintes parenthèses), mâtiné d’influences très dix-septième-dix-huitième siècle (sur lesquelles semble souffler l’ombre de Lydie Salvayre) se révèle très maîtrisé et métamorphose de pages en pages cet ouvrage tour à tour en roman libertin, pamphlet à la gloire de Bonnot ou Ravachol, en carnet de voyage extrême-oriental ou en incunable anatomique.
Il paraît que l’auteur de ce roman fou, intelligent, drôle est né en 1968, vit à Grenoble où il pratique la fonction si pacifique de professeur de musique. Mon œil !
Veuves au maquillage
Pierre Senges
Verticales
264 pages, 98 FF
Premiers romans L’anti-Landru
septembre 2000 | Le Matricule des Anges n°32
| par
Dominique Aussenac
En débitant son héros, Pierre Senges se montre virtuose dans l’art d’accommoder les restes. Drôlement féroce !.
Un livre
L’anti-Landru
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°32
, septembre 2000.