Venaille François, dit Franck, auteur d’une œuvre de plus de trente volumes, poésie et prose confondues, est né en 1936 à Paris. Ville berceau qu’il arpenta, longtemps réduite au faubourg Saint-Antoine, rue Titon, rue Paul-Bert, « en ce quartier populaire du XIe arrondissement où il apprend à lire et, petit garçon, découvre le visage qui sera longtemps pour lui celui de la littérature : Violette Leduc, en duffle coat et pantalon de velours, immense, maigre, sa voisine d’immeuble (…) ». Mais Paris sera par la suite délaissée, trahie. D’autres paysages, plus complexes semble-t-il, appellent Franck Venaille. D’abord l’Algérie, sa sale guerre, parce que s’y déroule le théâtre réel d’une Histoire étouffante et barbare. Dans la préface à cette anthologie, rédigée à la troisième personne selon la méthode critique du poète italien Umberto Saba, l’une de ses lectures marquantes, Franck Venaille précise que « toute compréhension profonde (de son œuvre) exige, ramène, renvoie à ce fait dont la présence est pour le moins sous-jacente dans ses livres : la Guerre d’Algérie ». Il s’y engage en 1957. Le choix fut simple : ou déserter, ou aller sur place résister, selon les conseils du Parti communiste français. Venaille va donc être le témoin de cette logique infernale, et ramènera avec lui, en 59, toute l’ombre de honte de ce conflit, exactions, tortures, etc. Tous ses livres seront marqués par cette blessure profonde. La Guerre d’Algérie (Editions de Minuit, 1978) tentera d’en dire l’atroce mémoire en transfigurant l’événement historique en l’histoire d’une femme mi-sainte, mi-putain, Algéria : « Il s’agirait de dire ce mot imprononçable cria-t-elle cette nuit-là au milieu de cette foule de cette danse de ce bal lunaire il s’agirait de dire ce : mot. Bal du rat mort. Het bal van de Dode Rat. Tout cela près de la mer au milieu de cette foule qui dans la nuit hurlait. Il s’agirait. (…) Les hommes la regardaient la fixaient : leurs yeux disaient la part chienne qui, cette nuit-là, était aussi la sienne au milieu de ce bal de cette foule de cette foule si loin de. Tout. Il s’agirait. Il s’agirait alors de dire le mot imprononçable ».
Mais l’Algérie n’est pas le seul événement à avoir ouvert la plaie. A vrai dire, la tristesse, la mélancolie tintée d’un humour pince-sans-rire, si propre à l’écriture de Franck Venaille, son adolescence noire tiraillée par la sexualité, sa vie entière, peut se lire comme autant de strates d’une douleur aux multiples origines. Capitaine de l’angoisse animale confirme, sur quatre cents pages, le parcours de ces différentes strates, la façon qu’elles ont de se croiser, depuis Papiers d’Identité (1966) jusqu’à La Descente de l’Escault (1995).
En dehors de Journal de bord (PJO, 1961) et de sa suite (Journal de bord. Second voyage, Action poétique, 1962), les choix opérés par Franck Venaille couvrent toute son œuvre de poète. On citera Caballero Hôtel (1974), L’Anus de Dieu (1977), Jack-to-Jack (1981), La Procession des Pénitents (1983). Les temps de vie reconnaissables sont volontairement brouillés et transfigurés par une écriture qui emprunte ses formes aussi bien au montage cinématographique qu’au rythme d’un opéra de Schubert : travail sur les syncopes, sur les différentes formes du vers, identique à celui qui est mené sur le poème en prose. Le poème s’éloigne radicalement de la psychologie et montre une image en négatif du réel et de la réalité. Tout cela hante le texte. La Belgique et les Flandres, secondes terres de Venaille, les bordels, les étendues sauvages ou la ville (Ostende, Paris, Trieste), les zones industrielles, les champs de course et les stades de football, les grands hôtels de luxe, le jazz, les opéras, la politique, le cinéma (Bergman, Dreyer…), la peinture pop et la figuration narrative (Klasen, Raynaud…), les écrivains tels que David Goodis, Pierre Morhange et Saba, l’autobiographie, toute cette matière et ces individus conduiront Franck Venaille à chercher dans son écriture les moyens propres de son exposition. Les signes formels et graphiques se multiplient, contaminent le sens, le défont pour une autre perception du temps. La ponctuation est sortie de son utilisation classique, des cadres, des chiffres, des bandeaux de textes filants, les souvenirs numérotés de L’Anus de Dieu, les tirets, barres, heures notées comme un compte à rebours, répétitions et scansions, constituent le désordre apparent de cette écriture. Mais sa logique renvoie à un ordre savamment orchestré. Les niveaux du réel se mêlent, les représentations n’y échappent pas (opinions, façon de voir, etc.), le partage entre la vie mentale, le rêve, les fantasmes, et les déambulations physiques à travers des lieux bien réels, n’est plus opérant. C’est le masque grotesque porté par les figures peintes du Flamand Ensor qui revient ricaner dans le texte de Venaille. Les dogmes religieux n’en sortent également pas indemnes. L’ironie creuse une dynamique expiatoire, scandaleuse par moment, outrancière. Dans La Procession des Pénitents, par exemple : « Trop petit pour être/ nain/ il quémande/ de la taille/ exige des vertiges/ cris-cris/ dur/ soubresauts/ Sa langue retournée/ gît entre ses dents/ elle est grosse comme son vit/ Quand la crise a cessé/ ilililil/ dans un rire électrique/ supplie/ encore/ plus d’épines/ sur le chemin de perfection/ [où il excelle déjà]/ dites ! ».
De l’Algérie à la Belgique, de la traversée de la Méditerranée jusqu’à la descente de l’Escault, Venaille Franck écrit bien en venaille une langue désenchantée, aux rythmes pourtant soulevant et coupant jusqu’au rire nécessaire à la rendre vivante, en lutte contre le ressentiment. De sa main droite l’écrivain appuie sur sa plaie, quand la gauche distancie l’ennemi intérieur et physique, le moque, lui donne des armes rieuses et grotesques. Mains aux mouvements proprement paradoxaux, maintenus jusqu’à ce que le poème soit le lieu percutant de leur aveu : autobiographie biaisée ou fiction biographique ? La seule réponse est de Venaille lui-même ; elle agit comme la ligne de fuite d’une œuvre à l’unité rare : « Toute poésie qui ne dit pas, aussi, la blessure, la rupture, n’avoue pas sa faiblesse, est incomplète, donc mensongère ».
Capitaine de l’angoisse
animale
Franck Venaille
Le Temps qu’il fait & Obsidiane
400 pages, 165 FF
Poésie Ecrire en venaille
Sous un titre qui lui va comme un gant, Capitaine de l’angoisse animale, Franck Venaille fait paraître une anthologie de trente-neuf années d’écriture.Une somme bercée par la mélancolie, l’ironie, la politique, la mystique.