Troisième ouvrage de l’auteur, Les Merveilles d’Italie réunit pour l’essentiel des articles initialement parus dans des quotidiens milanais entre 1934 et 1937. Ainsi que le souligne la préface, la préparation du manuscrit traîna en longueur, Gadda -homme de l’éternel inachèvement- ne cessant d’en changer le plan. Il finit par regrouper en quatre sections des fragments de caractère composite, en fonction d’une thématique dominante : la ville de Milan, ses années d’ingénieur en Argentine, les faits et mythes des Abruzzes, l’Italie du travail et de la technologie.
Les trois premiers textes retiennent plus particulièrement l’attention. Ils nous livrent autant un regard physiologique sur quelques organes dans « le corps vigoureux » de la cité qu’un portrait de l’art de Gadda. Mélange intime de forces créatrices et destructrices, la vie tout entière est chaque fois convoquée sous la plume en un point microcosmique. Quelque fatalité cruelle et mécanique semble se jouer dans ces centres névralgiques que sont les Abattoirs, la Bourse ou le Marché des fruits et légumes de Milan. On passe par un jeu de glissements métaphoriques (qui sont autant de métamorphoses) des bœufs allant vers leur « destin écarlate » à la main souillée de Macbeth, des clameurs de la finance aux trompettes de l’Apocalypse, du balayeur nocturne des déchets verts au manieur d’une faux qui annonce la nuit de l’être.
Les textes qui suivent relèvent tour à tour de la vignette, de la chronique, de l’apologue, du journal de bord, ou encore du « modèle de prose optimiste » -par un jeu de notes qui vont parfois jusqu’à occuper la majeure partie de la page, Gadda glose (non sans ironie) sur ses propres écrits, cumulant les rôles d’auteur, de lecteur et de critique.
Des solitudes argentines au puits de mine lorrain, où les travailleurs italiens soupirent « après le lointain maïs, le champ de terre qu’ils achèteraient chez eux », Gadda est amené à percevoir expérimentalement la profonde valeur et le poids qu’ont le milieu et la patrie, quand ils créent et déterminent notre âme, en la libérant vers une reconnaissance harmonieuse, en l’enrichissant de figurations que les siècles ont dessinées.
Cette perception expérimentale se traduit par une prolifération descriptive basée sur l’énumération, le catalogage et le recours fréquent à un lexique technico-militaire enrichi de néologismes inspirés. L’observation minutieuse se double d’une profondeur de champ mythique et littéraire qui fait se côtoyer l’antique et la rationalité moderne, plaque l’artistique sur la réalité, substitue la référence au sentiment. Le regard « de près » (qui suscite ici et là le grotesque) est soutenu par son terme opposé : la satire distanciatrice, déjà perceptible dans le titre de l’ouvrage.
De longueur et d’intérêt inégaux, les fragments se répondent et se recoupent (se répètent ?) à l’occasion.
S’il ne s’agit pas là de l’un des livres majeurs de Gadda, on le lira pour ce qu’il nous laisse percevoir du talent de ce réaliste baroque qui scanda les cadences de la modernité et cultiva dans une langue neuve l’art d’écrire pour décrire.
Les Merveilles d’Italie
Carlo Emilio Gadda
Traduit de l’Italien
par Jean-Paul Mangano
Christian Bourgois
316 pages, 150 FF
Domaine étranger La perception aiguë
septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24
| par
Philippe Savary
Une usine, un marché, un simple débit de boissons sont pour Carlo Emilio Gadda des organismes à disséquer dans le laboratoire de l’écriture.
Un livre
La perception aiguë
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°24
, septembre 1998.