Edward Bond, l’un des plus grands dramaturges anglais de ce siècle, nous est devenu nécessaire par la virulence de son théâtre, sa cruauté parfois, ou bien cette force sismique qui laisse le lecteur groggy. On pourrait également évoquer ses accents shakespeariens (évidents pour Lear, avec quelques références à LaTempête pour La Mer), son style, ses inventions de langage : « Ss’trop tard pour ss’ça. La mer va ne’ssoyer tout ss’ça. Bois un coup. Ss’un ptit coup. Tiens’ss, prends ss’bouteille… » (La Mer). Mais le plus troublant dans chacune de ses pièces, particulièrement de nos jours où la littérature est si souvent nombriliste, c’est cette machine infernale à démonter les mécanismes de notre société. Cela peut agacer parfois, la pensée de l’écrivain sur notre monde étant tellement dense qu’elle peut passer pour monolithique ou rigide. En fait, Edward Bond provoque le lecteur dans ce qu’il a de plus précieux, son humanité. A la fin de La Mer, il fait dire à Evens, le bouffon ou le sage de la pièce : « Souvenez-vous, je vous ai dit ces choses pour que vous ne désespériez pas. Mais vous devez quand même changer le monde. » Voilà l’exigence de Bond, rien moins que cela ! Et voilà pourquoi il dépeint notre société sans aucune complaisance.
« J’écris des pièces sur la violence aussi naturellement que Jane Austen écrivait des romans sur les bonnes manières. »
Pour lui, la société est injuste et provoque la violence. Les hommes sont en permanence frustrés et menacés. Pour continuer de vivre, ils sont forcés de se tuer quotidiennement. Mais Bond n’exprime pas seulement du désespoir. Ses revendications pour la gent humaine sont élevées : « Que devrions-nous faire ? Vivre de façon juste… Nous pouvons exprimer ce besoin vital de façons multiples : esthétiques, intellectuelles, en ayant besoin d’aimer, de créer, de protéger, d’admirer. Il ne s’agit pas là de choses élevées qu’il est possible d’ajouter une fois que les besoins plus vitaux sont satisfaits. Ce sont elles qui sont vitales… et si elles ne régissent pas notre vie quotidienne il nous devient totalement impossible de fonctionner en tant qu’êtres humains. » Un manifeste de vie.
Le vieux Lear, déchu de son pouvoir, aveugle, ressemble alors comme un alter ego à Bond. Pour preuve, ces répliques qu’il profère : « Votre loi fait toujours plus de mal que le crime et votre moralité est une forme de violence » ou encore « Je sais que cela aura une fin. Tout cesse un jour même le gâchis… Nous ne nous enchaînerons plus aux morts, et n’enverrons plus nos enfants à l’école dans les cimetières… » Un Lear étonnant que Bond place dans des époques mêlées, entre notre société et un temps plus mythique.
Avec La Mer, Bond nous fait l’excellente (car très rare) surprise d’une comédie. Echoué au cours d’une tempête, Willy est considéré par certains habitants comme un envahisseur « Tous ces navires en détresse sont en fait des atterrissages secrets de l’espace… ». Pendant ce temps, la bonne société répète une pièce de théâtre, la descente d’Orphée aux enfers (une scène digne de celle des artisans dans Le Songe d’une nuit d’Eté de Shakespeare) et cette société-là ressemble encore une fois au royaume des fantômes et des morts.
Pour lutter contre cette mort qui nous guette bien avant notre mort physique, Bond se révèle être un indispensable réveilleur d’humanité.
Lear et La Mer
Edward Bond
Traduit de l’anglais par G. Bas
L’Arche
240 pages, 110 FF
Poésie Changer le monde
septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24
| par
Laurence Cazaux
En deux pièces shakespeariennes, Edward Bond poursuit une œuvre de violence et de rage destinée à nous éveiller.Nécessaire dramaturge.
Un livre
Changer le monde
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°24
, septembre 1998.