n ne sait pas exactement quand a commencé la guerre civile. Ni pourquoi les voisins, les amis sont devenus très vite des ennemis, des délateurs ou des héros qu’on imagine soit morts soit en cavale. C’est la guerre, comme un organisme vivant, quelque chose qui ronge les murs des ruines dehors, qui malaxe les intestins noués par la peur. C’est la guerre comme un secret d’adulte trop longtemps retenu. La guerre est tout autour d’Hamjha, la petite sœur et d’Odell, le grand frère. Tous deux se relaient à la fenêtre du premier étage. Chacun scrute la rue où fument les ruines et qu’arpentent les hommes de la milice et ceux des sections d’exécution. Ces derniers ont des listes de noms et leur mission est de rayer un à un les patronymes : massacre administratif qui ratifie le meurtre organisé. La grande chance d’Odell et Hamjha, c’est que lorsque les hommes sont venus les exécuter, ils n’ont réussi à abattre que leur père et leur mère. Les enfants ont fait comme font les enfants : ils ont fait comme si. Comme si les balles les avaient touchés. Depuis, chaque fois qu’un milicien s’approche de la maison, ils prennent la pose de cadavre, auprès des corps de leurs parents qui sentent fort maintenant : « Je fus surpris par la tiédeur de cette peau qui, bien que jaunâtre, n’était pas tout à fait refroidie. La chaleur de la maison les avait tenus dans une fièvre molle qui me levait le cœur. » C’est Odell qui parle et relate avec opiniâtreté la lente agonie d’une enfance qui n’attend plus que la mort.
Car le premier roman d’Arnaud Cathrine n’est pas seulement une histoire de guerre. L’écrivain n’a pas choisi pour rien d’investir l’âme d’un jeune garçon. Le regard à travers la fenêtre est un regard que celui qui devient un homme jette au monde. Et ça fait peur. Odell se souvient des derniers jours, des semi-confessions de son père. Lui savait ce qui se tramait, lui savait où étaient les amis et où les ennemis. Peut-être savait-il aussi que la milice viendrait et qu’ils seraient tous exécutés. Pourquoi alors ne pas avoir fui ? L’orphelin interroge autant sa mémoire que son âme. Depuis la mort des parents, il n’a pas versé une seule larme. L’odeur le suffoque, la panique le paralyse, mais aucune émotion ne vient le rassurer quant à son état d’humain. Sa sœur, plus jeune, va se révéler plus forte et courageuse que lui. Plus déterminée. Odell est à la croisée des chemins. Le destin pourrait lui offrir la possibilité de se comporter en héros ou en lâche. Il sait qu’il va mourir, il ne sait pas s’il saura choisir sa mort
Ce qui se joue devant nous n’a pas de nom. La guerre civile a réussi à pénétrer l’âme du jeune garçon. La paranoïa s’est glissée dans ses veines : puisqu’il ne comprend plus ce monde, c’est probablement qu’on lui a menti. Alors Odell démissionne. Ce sera à Hamjha de prendre les décisions. Le destin de héros s’éloigne. Reste la lâcheté ou encore le crime, cette ultime manière d’agir. De façon plus que symbolique, Odell revêtira l’uniforme des bourreaux de sa famille. On n’en dira pas plus : Arnaud Cathrine n’a pas déserté la trame narrative. Les scènes qu’il enchaîne implacablement nous tiennent en haleine. L’horreur annoncée se fait attendre et c’est le ricanement grinçant de la mort que l’on entend monter page après page. La mort comme solde de tout héritage.
Les Yeux secs
Arnaud Cathrine
Verticales
88 pages, 75 FF
Premiers romans L’héritage sanglant
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Thierry Guichard
Deux enfants se cachent contre les cadavres de leurs parents pour échapper à la milice. Le premier roman implacable d’un auteur de 24 ans.
Un livre
L’héritage sanglant
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.