Présenté comme « le plus novateur des écrivains russes contemporains », il était grand temps que Viktor Pelevine (né en 1962) justifie les espoirs placés en lui, tant ses principaux livres traduits en français se confondaient jusqu’alors avec un nombre équivalent de cruelles déceptions. La Vie des insectes (Seuil, 1995, repris en Points, 1997) prouva tout d’abord qu’une bonne idée ne donne pas nécessairement un bon roman. Cette histoire prometteuse de personnages à la fois humains et insectes, censée, selon sa traductrice, rendre compte « de la réalité paradoxale et plutôt nauséabonde qu’est la société postcommuniste à peine éclose de sa chrysalide soviétique » ne suscite en définitive qu’un ennui diffus et la vague envie de se replonger dans les Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre. Par la suite, Viktor Pelevine sembla dans La Mitrailleuse d’argile (Seuil, 1997) moins se soucier de faire œuvre d’auteur que de sacrifier à l’idée que l’on se fait généralement d’un roman russe postcommuniste : un effarant bric-à-brac où, comme dans le cas qui nous occupe, Schwarzenegger côtoie Raskolnikov -le tout généreusement arrosé de vodka, à la surface de laquelle macèrent pour l’occasion quelques morceaux mal digérés de spiritualité orientale.
Dans ces conditions, la parution de L’Ermite et Sixdoigts équivaut à une divine surprise, puisque ce bref récit s’avère un condensé de littérature jubilatoire, un modèle de laconisme et d’humour noir. Les héros en sont deux poulets d’élevage industriel, dont les conceptions métaphysiques, dans la plus pure tradition phénoménologique, se trouvent directement inspirées par leur environnement : « Si on se met à penser à Dieu, on n’arrive à rien dans la vie - Et à quoi peut-on bien arriver ? demanda l’Ermite - Voyons, c’est une question idiote. Comme si tu ne le savais pas. Chacun essaie de se rapprocher de la mangeoire. C’est la loi de l’existence. »
Parmi nombre d’admirables trouvailles, citons cet exposé eschatologique du susnommé L’Ermite : « Eh bien, après la mort, nous nous retrouvons généralement en enfer. J’ai dénombré pas moins de cinquante variantes de ce qui s’y passe. Parfois les défunts sont coupés en morceaux et frits dans d’énormes poêles. Parfois, ils sont rôtis tout entiers dans une chambre d’acier derrière une porte en verre (…) Et parfois, au contraire, on nous congèle dans un bloc de glace. » qui verse quelques pages plus loin en un irrésistible sermon à ses congénères : « Le péché, c’est l’excès de poids. Votre chair est coupable, car c’est à cause d’elle que les dieux vous mangent. Savez-vous pourquoi l’heurs de l’éta… euh, du Jugement Dernier se rapproche ? C’est parce que vous engraissez. Car les maigres seront sauvés, mais pas les gros. » De coq-à-l’âne en prises de bec rhétoriques, nos deux poulets philosophes parviendront-ils à percer l’énigme de « l’étape décisive » et à franchir « le mur du monde » (en réalité l’enclos de l’Elevage industriel de volailles A. Lounatcharski) ? Il convient d’en laisser la surprise au lecteur. Dans cette manière d’En attendant Godot chez les gallinacés, Viktor Pelevine tend un miroir, certes constellé de fiente, mais très fidèle à la condition humaine.
L’Ermite et Sixdoigts
Viktor Pelevine
Traduit du russe par
Christine Zeytounian
Jacqueline Chambon
74 pages, 60 FF
Domaine étranger Ergot sum
janvier 1998 | Le Matricule des Anges n°22
| par
Eric Naulleau
Chef de file de la nouvelle génération russe, Viktor Pelevine donne à nouveau de ses nouvelles par l’intermédiaire de deux poulets.
Un livre
Ergot sum
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°22
, janvier 1998.