Ostinato est paru en février de cette année, plus de vingt ans après sa mise en chantier. Mais une note nous informe qu’il ne s’agit là que « des éléments épars d’un ouvrage en cours, son état excluant toute possibilité d’organisation et sa nature même la perspective d’un aboutissement ». À presque quatre-vingts ans, l’auteur ne faillit pas à une exigence qui aura traversé tous ses livres. La certitude qu’on est « sans cesse à recommencer/ ce qu’on cherche et n’arrive jamais à saisir »*, imprègne la moindre phrase de cette œuvre murmurée, d’une extrême tension, laissant à chaque mot la blessure d’un échec immanent et comme panache, la folie d’être pourtant encore écrit.
Il y a dans ce livre comme un vide, qui leste le timbre de la voix d’une gravité supplémentaire. La voix, la main, ici presque confondues, plus que jamais semble-t-il l’écrire est proche du dire, pas d’un point de vue syntaxique ni lexical non, mais dans sa respiration, cette forme d’envols répétés et haletants qui se brisent au silence, comme lorsque la confession « coûte » et que l’intervenant éprouve la nécessité de se taire pour se reprendre un peu, trouver la force de continuer. Ostinato s’apparente, tout au moins dans sa première partie à une autobiographie séquencée dont l’aspect fragmentaire ne trahirait que la qualité lacunaire de la mémoire. L’auteur parle de « Il » mais sans désir de tricher, c’est un je posé en face de soi, en arrière du temps de sa vie. « Il », d’abord enfant : « Il ne peut plus tendre la main vers les autres, mais contemple parfois la main de son voisin pour y trouver un appui. » « Il » encore : « souffrance, détresse, fureur dont il se délivre par le rire et c’est ainsi qu’on le tient pour un garçon joyeux ». La première partie évoque les jours mélancoliques, angoissés et leur dot de blessures féroces dans une institution religieuse où les sévices subis aggravent un peu plus la forteresse dans laquelle l’enfant se maintient à l’écart des autres enfants. Le reste de l’ouvrage compose encore avec les épines du chemin solitaire : la guerre, la résistance ; quelques pages somptueuses consacrées à la peur et à la nuit ; la mort de la mère, de l’ami. Mais si l’intime est douloureux, les regards jetés vers le dehors ne ramènent qu’infamies ; ils créent le sentiment que « se forcer à ne voir du monde que la beauté est une imposture où tombent jusqu’aux plus clairvoyants, et à qui la faute sinon au monde lui-même dont ce siècle finissant aura révélé par une somme inouïe de forfaits qu’à moins de fermer les yeux on ne peut désormais le souffrir qu’aux dépens de la rectitude du jugement ni le regarder de face qu’en limitant à l’extrême son angle de vision ».
Ostinato est donc ce témoignage à partir de l’angle le plus infime, si peu attendri par l’autre, par le dehors. Il fait son chemin de violence sans s’accorder d’appuis : pas le réconfort d’une citation, presque pas de paysages ; ni l’atmosphère retrouvée d’une ville aimée, ni la distraction d’une sensualité. La main qui écrit convie la mort comme une deuxième main, la seule capable d’achever l’ouvrage d’écrire, de justifier cet acte injustifiable ; celle-ci apparaît, disparaît, objet d’un dévouement mais également agressé par la force trouvée d’un rire, d’une ironie, d’un dédain. De cette puissance à accueillir des états antagonistes, l’auteur tire une musique audacieuse, réunit les dissonances de sa pensée afin d’en extraire l’illusion d’une harmonie, car on ne peut parler ici que d’illusion, au risque de trahir cet effort immense, cette rectitude face aux mirages. « Aller tout droit jusqu’au but, mais où est le but, quel est-il et, une fois atteint, qu’en espérer ? À cette dernière question du moins, il peut sans risque de se tromper répondre sombrement par rien. Quant aux autres, que lui importe la réponse, il ne va pas s’arrêter pour si peu. » Le livre devient la reconstruction d’une géographie minutieuse faite d’impasses (« où est passée toute cette puissance de vie qui lui servait à refuser la vie ? ») ; l’exigence, autant formelle qu’éthique, est telle qu’on est à la fois charmé et tenu d’être dégrisé. On entend chuchoter une voix, biffant sans cesse le plus bel envol, une musique du désastre mais follement chérie, qui, comme un chant diphonique, viendrait de la même source que la force d’écrire. Un murmure répétant « non ce n’est pas ça, ça ne peut pas l’être », et le courage de prendre encore la feuille pour s’y confronter sans espoir, les deux ensemble, unis jusqu’à l’écrasement du dernier silence.
Du fait de sa radicalité, Ostinato peut se lire comme une expérience limite ; une tentative pour confronter la raison à un silence issu de renoncements, de lucidité et d’en mesurer les algarades impuissantes. Là parfois, le livre est ennuyeux ; des Forêts le sait, il ironise sur sa démarche, sur cette débauche de moyen pour pas même la croyance d’une fin. On est pris au piège de cette maîtrise, avancé dans une demeure somptueuse et austère. Il y manque un « je ne sais pas », une légèreté, un renoncement à l’ascétisme pour une nourriture terrestre peut-être comme le disait Gide, la douceur du sable sous les pieds nus, ou le parfum d’un arbre. Un « je ne sais pas » comme un basculement des paupières dans la douceur du soir. Or cet abandon, il en est question, dans les toutes dernières pages du livre : « Et maintenant où ira-t-il ? Son tourment comme aussi sa force est de n’en rien savoir. Inconfortable ignorance, mais bénéfique en ce qu’elle ouvre sur l’imprévu dont peu importe s’il tarde ou ne doit pas survenir, pourvu que l’être se maintienne en état d’heureuse disponibilité, d’abandon tout entier au mouvement capricieux du hasard et ne se laisse pas abattre à la première déconvenue. » Sur le corps qui se repose, la prose continue à dessiner de beaux draps.
Christophe Fourvel
* Poèmes de Samuel Wood Fata Morgana
Ostinato
Louis-René des Forêts
Mercure de France
233 pages, 95 FF
Domaine français Louis-René des Forêts sans paysage
juillet 1997 | Le Matricule des Anges n°20
| par
Christophe Fourvel
Un livre
Louis-René des Forêts sans paysage
Par
Christophe Fourvel
Le Matricule des Anges n°20
, juillet 1997.