Octobre 1907. Dans la capitale française, l’événement a lieu au Salon d’Automne : la rétrospective Cézanne célébre le premier anniversaire de sa mort. Dans les premières lettres adressées à Clara Westhoff, son épouse depuis 1901, Rilke impose encore sa voix de poète : « Des nuages, des nuages lâches, du vent, de brèves ondées, et d’une haute éclaircie, soudain, du soleil, ainsi qu’un coup de projecteur, brutal, massif, rapide, sur quelque chose de mouillé qu’être ainsi ébloui rend absolument blanc ». Mais après un échange intime et comme amoureux avec les toiles de Cézanne, le poète troque soudain sa plume contre un pinceau pour transfigurer le monde : l’avenue des Champs-Élysées se transforme alors en eau, « coule à vous, rapide, opulente, tel un fleuve dont l’impétuosité se serait ouvert une porte, il y a très longtemps, dans les rochers de l’arc de triomphe ». Tout cela est très beau, et Cézanne, évidemment, y est pour beaucoup. Des séjours répétés dans la salle Cézanne expliquent bien des métamorphoses : « à y regarder de plus près, on décèle aussi dans ce tableau la présence de verts clairs et de bleus sapides qui font ressortir les tons rougeâtres et précisent les taches de lumière ». C’est formulé discrètement, mais l’essentiel est dit, l’initiation reconnue, assumée : « regarder de plus près ». En d’autres termes, accéder à une perception plus fine du réel.
On comprend mieux dès lors ces propos obligeants à l’endroit de Cézanne : « pour nous, il compte, il nous émeut, nous importe ». Et ces mots-là, sous la plume de Rilke, se diaprent d’un surcroît de sens, de bonheur, de sincérité. Pas une ligne en effet où Rilke ne reconnaisse sa dette, ne revendique son attachement à Cézanne, à cet artiste pauvre qui, à l’imitation de Van Gogh, a su transmuer la pauvreté en « une grande lumière intérieure ». L’expérience pathétique de la souffrance et de la misère avait donné lieu en 1902 auLivre de la pauvreté et de la mort ; Rilke se sentait sans doute un peu de la même famille. Associer Rilke et Cézanne promettait des merveilles : il fallait en effet s’attendre à du très grand, a du très beau. C’était encore trop peu. L’alchimie s’avère grandiose. Comme le disait si bien Georges Perros dans ses Lectures : « Les meilleurs auteurs écrivent les meilleurs livres ». C’était en 1981. Cela dure encore, et nul n’oserait s’en plaindre.
Lettres sur Cézanne
Rainer Maria Rilke
Traduit de l’allemand
par Philippe Jaccottet,
Seuil
142 pages, 34 FF
Poches A l’école de Cézanne
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Didier Garcia
Un livre
A l’école de Cézanne
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.