Il est placide et obstiné. Sans réelle ambition professionnelle, volontairement solitaire, las et désabusé, revenu de tout, des gens comme de la politique, un peu intello et grand lecteur, n’accordant sa confiance ni au communisme ni au fascisme. Pas vraiment apolitique, non, plutôt radicalement clairvoyant… Nemetz, inspecteur à la Brigade criminelle de Budapest, s’entête à rester à peu près debout face aux grands démons de la vie. Créé en 1963 par Maria Fagyas, ce personnage de fiction se superpose à la stature et la voix de Bruno Cremer jouant Maigret, même silences, mêmes tensions. Ce n’est peut-être pas un hasard, sans doute une question d’époque. Simenon est né en 1903, Maria Fagyas, en 1905…
La dramaturge et essayiste Maria Fagyas est née à Budapest. Elle s’exile aux États-Unis en 1937. La Cinquième Femme est son unique roman policier et c’est à le regretter tant l’intrigue et les personnages sont d’une force indéniable, obsédante. Publié en 1964 à la Série noire selon les codes d’alors de la collection Gallimard – traduction peu exigeante, coupe pour atteindre un maximum de 256 pages –, La Cinquième Femme est aujourd’hui réhabilité en 320 pages dans une traduction intégrale et révisée tout en finesse par Marie-Caroline Aubert.
L’histoire se déroule sur quelques jours, lors de l’insurrection d’octobre 1956. La jeunesse de Budapest se révolte contre le communisme étatique et les Russes trop envahissants. La ville n’est que ruines, les rêves de liberté sont écrasés, les morts s’entassent. Dans ce décor de fin de monde, une femme implore la protection de l’inspecteur, elle est persuadée que son mari veut la tuer. Nemetz la congédie. Peu de temps après, au coin d’une rue, il découvre le corps de cette femme gisant avec quatre autres. Puis le cadavre disparaît… Or, pas de cadavre, pas de crime. Nemetz s’acharne, il veut comprendre… Premier suspect, Halmy, le mari qui cherche à fuir à l’Ouest. Il est médecin à l’hôpital où les blessés gisent au sol faute de lit. Ambiance.
Il y a un certain culot à mener tambour battant une intrigue policière en temps de guerre, quand grondent les bombes et sifflent les mitraillettes. Un mort de plus, un mort de moins… Pourquoi attacher plus d’importance à cette mort-ci plutôt qu’à une autre ? Pourquoi ignorer que les victimes ne sont pas les morts, mais bien les survivants ? Maria Fagyas nous fait vivre en direct ces jours sanglants et gère de main de maître la relation entre l’inspecteur et le docteur, tout en ambivalence. Ils sont rivaux sinon ennemis mais se découvrent complices et respectueux l’un de l’autre. Pourtant Nemetz persiste : il est policier, pas magistrat. Son rôle est de découvrir l’assassin, au tribunal de décider du châtiment. Quant à la révolution, il n’y croit guère. Maria Fagyas, magicienne, livre une chute surprenante et poignante.
Résolument moderne, en écho avec le fracas de notre monde et les interrogations qui vont avec, cette Cinquième femme est une pépite.
Martine Laval
La Cinquième Femme, de Maria Fagyas, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jane Fillion, révisée et préfacé par Marie-Caroline Aubert, Série noire, 320 pages, 14 €
Poches Semaine sanglante
juillet 2025 | Le Matricule des Anges n°265
| par
Martine Laval
Budapest, octobre 1956. L’insurrection met la ville à feu et à sang. Réédition de La Cinquième Femme, seul roman policier de Maria Fagyas. Une révélation.
Un livre
Semaine sanglante
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°265
, juillet 2025.

