À lire ou relire Motel Chronicles quarante ans après sa sortie, on ne peut se départir d’un sentiment de déjà-vu. Des histoires où rien ne se passe, le désert Mojave sous un soleil de plomb, le silence, des mobil-homes posés au milieu de nulle part. Et, motorisé ou sur son canasson, le cowboy désillusionné, tout sauf héroïque. Le cinéma, d’autres nouvellistes, les séries, nous ont servis ces scénarios communs jusqu’à l’écœurement. Il y a aussi que Sam Shepard, même en écrivain multi-cartes (romans, nouvelles, théâtre, poésie), est indissociable de sa belle gueule d’acteur dans ses rôles de macho postmoderne (rude à l’extérieur, fragile à l’intérieur), et du film Paris, Texas de Wim Wenders. Plus la légende, à la ville sa relation avec l’icône pop Patti Smith, son mariage avec la blonde hollywoodienne Jessica Lange. Tout ça fait brouillard, d’autant que la réédition de Motels Chronicles se dote d’une préface inédite de Wim Wenders, et que la postface d’époque de Robert Cordier, titrée « Shepard-Shaman » (habillé par Carlos Castaneda ?), avec son incipit en capitales (« MAGIQUE… SURRÉEL… GOTHIQUE… MYTHIQUE… PHÉNOMÉNAL… ! »), donne un air vintage façon fanzine, et qu’elle évoque pêle-mêle Burroughs, Kerouac, Ginsberg, mais aussi… Charles Bronson et Clint Eastwood, vrais mâles de western, les fistons à John Wayne.
Pour le dire simplement : Motel Chronicles est devenu un livre encombré. Par la légende Shepard, par le temps qui a passé, par son ambiguïté aussi, mieux palpable aujourd’hui : des histoires de vieux mecs blancs hétéros – belles rides – et de jeunes gonzesses peu autonomes, limite paumées, dans l’Amérique profonde (imperméable au changement donc stable et rassurante). C’est encore le décor du mythe, usé jusqu’à la corde, et glorifié en dépit d’un désenchantement somme toute très bankable pour la culture mainstream, voire pour l’idéologie la plus conservatrice. Du Make America Great Again tolérable, consensuel, pourquoi pas de gauche. Il n’empêche : à condition de déblayer ces gravats, Motel Chronicles reste un grand et beau livre. Il l’est justement parce qu’il concentre tout ce qui nous fascine, même à notre corps défendant, dans les États-Unis d’Amérique.
Deux des petits textes qui composent ce patchwork – autobiographèmes, fictions, poèmes narratifs – sont à ce titre révélateurs. Dans le premier du livre, Shepard raconte comment enfant, du côté de « Rapid City, dans le Dakota du Sud », il s’est un jour retrouvé avec sa mère dans une prairie vide de tout sauf « d’immenses dinosaures blancs en plâtre ». C’est à peine une histoire, qui se conclut ainsi : « Il n’y avait personne dans les parages. Personne sauf nous et les dinosaures ». Quelques pages plus loin, autre souvenir d’enfance : « Je me souviens avoir essayé d’imiter le sourire de Burt Lancaster. (…) L’air méchant. Le sourire grimaçant ». Ceci, nous dit le narrateur, « pour épater les filles ». Sauf que ça ne marche pas, les filles ont la trouille. La chute : « J’en suis revenu à mon visage vide ». C’est le vide de l’Amérique, ce que Baudrillard à la même époque appelait son caractère « spectral » : où fiction et réalité se nourrissent en permanence l’une de l’autre, et où « l’information totale est contenue dans chacun des éléments » (Amérique, Grasset, 1986). Si bien que tout détail même banal nous charme dans Motel Chronicles en même temps qu’il se montre à nous dans une familiarité délavée, ternie, tremblée, comme le sont les photos en noir et blanc au mauvais grain qui illustrent le livre : une rue déserte surexposée, le cheval ailé « Mobilgas » en référence implicite à Edward Hopper, un anonyme qui pose adossé au pare-chocs chromé de son gros truck. Ou encore cette pin-up en Levi’s et santiags dans une buanderie (linge sale, table et fer à repasser), qui regarde l’objectif avec un air maussade que confirme en miroir le récit d’un looser qui n’ose revenir vers elle, met le feu à son seul bien – sa valise – puis « s’éloigne à travers l’immensité de la plaine ». De la country.
Pléthore d’images simples et belles (« Lambeaux géants de pneus de camion/ se calcinant sur la route »), et la mélancolie : « Pauvre Texas/ Entamé/ Comme tout le reste ».
Jérôme Delclos
Motel Chronicles (suivi de) Fool for love, de Sam Shepard
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Joris et Robert Cordier, Bourgois, « Satellites », 300 pages, 12,80 €
Poches L’Amérique au spectroscope
mai 2025 | Le Matricule des Anges n°263
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Livre culte de Sam Shepard, Motel Chronicles (1985) passe le mythe états-unien au crible. Et l’alimente.
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