En 1983, Calvino résume son héritage : « Je suis Ligure, ma mère est Sarde : j’ai le laconisme de bien des Ligures et le mutisme des Sardes, je suis le produit hybride de deux races taciturnes ». Étonnamment quand sa région perfuse toute son œuvre, les textes qu’il y consacre sont discrets, presque secrets.
Le recueil en rassemble six datés de 1945 à 1975. Deux concernent « la Ligurie des paysans », deux autres respectivement les villes de San Remo et de Savone, et « Eaux fortes de Ligurie » comprend six poèmes de jeunesse. « La mer forme le troisième côté », quant à elle, est une tentative de description de la « Piazza Caricamento » de Gênes. C’est ce texte qui mieux encore que les autres fournit des clés pour l’entreprise que Calvino revendiquait dans une note de lecture d’un recueil du poète ligure Giuseppe Conte : « transformer le paysage en raisonnement : voilà, peut-être, le véritable sujet que la Ligurie proposait et continue de proposer à ses poètes et à ses écrivains, au fur et à mesure que la précarité du paysage s’accentue ». Il y a là dans le ton comme une urgence. Dans « La mer forme le troisième côté », la place est décrite au cœur de ses trois « côtés » : « le flanc du Palazzo San Giorgio », les « portiques de Sottoripa », et enfin le port. Une fois ces limites posées, on parcourt alors autant les singularités du lieu dans l’espace que ses strates historiques. D’une façon similaire, « San Remo, ville de l’or » met en tension la ville présente et la ville en voie de disparaître, la San Remo « de l’or », riche et arrogante et celle humble et déjà chose du passé. « Les habitants vivaient de la récolte et de la vente collective des citrons, qui, à l’époque, encerclaient le pays alors que les marins, eux, sortaient du petit port pour aller pêcher dans une mer pauvre ». Le texte sur Savone s’essaie, lui, à un télescopage de la ville dans ses deux aspects, « nature et histoire », et ceux sur la Ligurie des paysans ne cessent de confronter deux mondes : « Au-dessus du monde placide des terrains de tennis, des hall garnis de palmiers, dans les “fasce” humiliantes, le paysan continue sa lutte avine et solitaire à coups de bêche ».
In fine, de quoi le livre nous parle-t-il ? D’une perte. Et d’un sauvetage, le poignant tracé géopoétique d’une contrée fragile et menacée. « Chaque segment, chaque point des lignes que je trace peut gagner en épaisseur et en relief, devenir un monde. »
J. D.
Liguries
Italo Calvino
Traduit de l’italien par Martin Rueff
Édition bilingue, Nous, 160 pages, 18
Dossier
Italo Calvino
Sauver la contrée
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Jérôme Delclos
Italo Calvino cartographie son paysage qui disparaît. Un art de la mémoire, une écologie du patrimoine.
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