Imagine quelque chose d’aussi vaste et profond qu’un océan et aussi haut et large qu’une montagne. Et imagine encore que la seule chose excitante que tu ressens lorsque tu te retrouves devant cette énormité, c’est que tu veuilles la traverser.
J’ai découvert le nom d’Horcynus Orca il y a une quinzaine d’années par un simple commentaire d’un internaute italien sur un site dont je ne me souviens plus le nom, à une époque où je m’intéressais particulièrement à la littérature italienne contemporaine. Je n’avais jamais entendu parler de ce roman ni de l’auteur, toutefois D’Arrigo était cité aux côtés de Gadda et Landolfi et, à mes yeux, c’était suffisant. Il n’en fallut pas plus pour attiser ma curiosité, mais : point d’Horcynus Orca à l’horizon, le roman était épuisé en Italie depuis belle lurette et les très rares copies de l’édition originale valaient une fortune sur Internet. J’ai pris la bête par un autre bout et j’ai réuni toutes les informations que je pouvais trouver sur l’auteur et le livre, en français d’abord, puis en italien. J’ai acheté et lu d’une traite Femme par Magie, son second très court et très merveilleux roman (traduit par René de Ceccatty, publié chez Denoël en 1986), un petit chef-d’œuvre ciselé à la pointe de bistouri. Les semaines passaient jusqu’à ce que je mette enfin la main sur… un pdf de l’édition de 1975. C’est à coup de dizaines de pages sorties de mon imprimante que j’ai entamé l’histoire de ’Ndrja Cambrìa, simple nautonier de feu la Marine Royale, qui arriva au pays des Femmes, sur les mers de Charybde et Scylla, un quatre octobre mille neuf cent quarante-trois.
Mon italien était bien rudimentaire et attaquer la langue de D’Arrigo était devenu un défi personnel. Dès les premières pages, je n’ai eu de doute quant à la richesse du style, à la musicalité de la prose, à la puissance d’évocation des images, malgré une quantité de mots et expressions que je ne saisissais pas et qui n’apparaissaient dans aucun de mes dictionnaires. Je me disais : j’aurais toute une vie pour cerner les détails d’une œuvre que l’auteur avait mis vingt-cinq ans à écrire et perfectionner.
Il me semble que la première fois où j’ai évoqué Horcynus Orca à Benoît Virot, j’ai tiré de ma bibliothèque les trois cents pages que j’avais imprimées et lui ai fait part de mon enthousiasme. J’avais connu l’éditeur du Nouvel Attila quelques années plus tôt, lorsque j’étais libraire et que j’animais des revues littéraires. Nous avons par la suite travaillé ensemble autour de quelques livres. Sa curiosité est sans limite : plus un roman est rare à tout point de vue, plus il a de l’appétit. À ma grande surprise, Horcynus ne lui était pas inconnu. Il m’a aussitôt invité à contacter Monique Baccelli qui venait de lui en parler. Nous savions, tous trois, qu’il s’agissait d’un projet au long cours, sans doute des années de travail contre vents et marées, mais enfin, des mois plus tard, à l’automne 2012, le pacte était scellé : un éditeur et deux traducteurs se jetaient à l’eau pour ce monstre de trois millions six cent mille signes. La chasse à l’orque était lancée.
Lorsque nous avons démarré le projet, j’ai repris du début (Rizzoli venait de rééditer), crayon à la main et dictionnaires ouverts. J’ai passé plusieurs mois à revoir toute la documentation que j’avais accumulée tout en continuant à chercher de nouvelles ressources. Fort heureusement, la mine d’or qu’est Internet nous a permis de rassembler quantité d’outils linguistiques et d’études sur D’Arrigo et son œuvre, de quoi gagner un temps monumental au décryptage de mots, expressions et contextes qui restent relativement hermétiques, même pour des Italiens, sans pour autant être incompréhensibles. Les travaux lexicographiques spécifiques de Gualberto Alvino, Pierino Venuto, Stefano Lanuzza (entre autres), ont été notre bouée de sauvetage. Oui, car l’une des caractéristiques d’Horcynus Orca réside dans une espèce de « créolisation » toute personnelle de l’italien.
Stefano D’Arrigo avait écrit une première version du livre, I Fatti della Fera, où le sicilien était encore lisible, palpable, comme dans les romans d’Andrea Camilleri peut-être. Camilleri « sicilianise » l’italien si je peux dire, et cette première version d’Horcynus Orca jouait un jeu similaire. Lorsque son éditeur Arnaldo Mondadori envoie les épreuves de centaines de pages à l’auteur au début des années 1960, celui-ci promet de revoir le texte en quinze jours. Il mettra près de quinze ans à le corriger, l’amender, le transformer et le faire doubler de taille ! Horcynus Orca est le fruit de cette longue transformation du récit et de la langue, où, pour faire simple, D’Arrigo prend le contrepied de son pari initial et décide d’« italianiser » le sicilien et les apports d’autres dialectes, langues étrangères et techniques, l’italien ancien, créant néologismes et dérivés sans qu’à aucun moment le lecteur n’ait l’impression d’une quelconque artificialisation, ou qu’il s’agisse d’un idiolecte ou une fantaisie d’auteur. Le tour de force : 1300 pages d’une langue qui paraît au lecteur absolument « naturelle ».
Une autre raison à ce « naturel », c’est que la langue épouse l’épaisse forme de la mer. Les va-et-vient constants de mots et expressions, les répétitions, les définitions contextuelles, les jeux de mots, la syntaxe-vague, la ponctuation-écume, font que la langue se définit au fil du roman, au rythme des courants qui animent le détroit de Messine, lieu du récit.
Au cours de centaines d’échanges de mails durant près de dix ans, de premiers jets en polissages interminables, nous avons avant tout cherché à restituer ce naturel de la langue, prémisse de tout ce travail de traduction à quatre mains et à mille ressources impossible à résumer, tout en tâchant de réinterpréter son immense inventivité symphonique dans notre langue. Deux autres principes : pas de notes, tout traduire. Il a fallu écrire à la fois avec instinct et avec système. Avec raison et avec passion. Je souhaite au lecteur qui découvrira Horcynus Orca la même passion.
* Horcynus Orca (1364 pages, 34 €) paraît le 13 octobre aux éditions Le Nouvel Attila
Traduction Antonio Werli
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
Horcynus Orca*, de Stefano D’Arrigo
Un livre
Antonio Werli
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.